— Vous vous foutez de ma gueule, Gary ?
— Absolument pas. Tenez, voici son nom et son adresse. Vous pouvez vérifier.
Vérification faite, Gary est relâché.
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Gary, on le voit, ne faisait pas que la guerre. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, que la guerre ? Le massacre de gens qui ne se connaissent pas, disait Paul Valéry, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas. Un amplificateur d’héroïsme et de bassesse. La meilleure part des hommes, et la pire. La fureur de vivre décuplée par l’imminence de la mort. Et aussi, pour les Français de Londres, un salon mondain sous les bombes.
Emboîtons-lui le pas, à ce jeune homme en battle-dress, sorti guilleret de son entrevue matinale, qui a marché d’un pas alerte vers le QG des FFL où, a-t-il lancé en arrivant, j’en ai une bonne à raconter. Et il leur a dit comment des hommes du contre-espionnage sont venus le quérir chez lui de bon matin, comment ils l’ont cuisiné pendant deux heures (en vérité vingt minutes, mais quoi, on peut bien romancer), l’interrogeant sans relâche (deux fois), menaçant même de le passer à tabac (tu parles), certains qu’ils étaient d’avoir confondu un espion, et la gueule qu’ils faisaient, z’auriez dû voir, quand ils ont pris conscience qu’ils s’étaient fourvoyés. Les compagnons ont ri de bon cœur, lui ont donné des petites tapes amicales dans le dos, sacré Gary, et Gary ! a tonné une voix dans le brouhaha qui s’est dissipé immédiatement. Le Général. Venez là, a continué de Gaulle à travers la porte entrouverte. Puis : alors, lieutenant, on passe du bon temps dans les bras des Anglaises ? C’est que, mon général, a dit Gary, j’ai toujours considéré qu’il était de mon devoir de défendre l’honneur de la France, à l’arrière comme au front. De Gaulle a esquissé un sourire – réprimé dans l’instant : gardez vos forces, la guerre est gagnée mais elle n’est pas finie. Repos.
Gary sortant du bureau du patron a croisé Mendès France, qui lui a demandé où était Aron, puis Aron, qui lui a demandé où en était son roman. Et puis il a filé au Dorchester – où il s’est enfilé trois sandwiches au concombre –, avant de retrouver une amie dans une chambre d’hôtel – où il a défendu l’honneur de la France –, et il a fini par se rendre, à la nuit tombée, au Petit Club français de St James’s, un sous-sol enfumé, blanchi à la chaux, que j’imagine comme ma taverne à Vilnius – moins la serveuse au chemisier blanc largement échancré –, avec aux murs un drapeau tricolore, un portrait du Général et des photos en noir et blanc de Paris.
En entrant là-dedans il est tombé sur Druon en bras de chemise au bras d’une Anglaise. Sous l’enseigne à fleur de lys ils ont échangé quelques mots, avant de prendre congé l’un de l’autre avec des salamalecs de vieux compagnons, et Gary a salué la taulière, une vieille fille francophile à chignon et lunettes à double foyer, après quoi il s’est assis tout près des cuisines, et il a commandé un œuf dur et du bœuf bourguignon qu’il attend depuis déjà dix minutes. Partout autour de lui, ça joue : la comédie (avec les filles), l’indifférence (à l’égard des missiles), de malchance (aux cartes), de vieux disques éraillés (un gramophone), et entre deux chansons françaises et deux hommes que nous croyons connaître s’amorce, en français, une conversation que nous ne connaissons pas mais qui peut-être ressemblait à ceci :
— Tu es occupé ?
— Pas plus que la France.
— Préoccupé ?
— Comme toujours.
— Par quoi ?
— La guerre, les filles et les Lettres. Et toi ?
— Les Lettres, les filles et la guerre.
Qui, des deux hommes, a parlé en premier ? Celui né d’une mère juive et d’un père russe, élevé en Russie, élève à Nice, aviateur, résistant, écrivain, ou l’autre, né d’une mère juive et d’un père russe, élevé en Russie, élève à Nice, aviateur, résistant, aspirant écrivain ? Le plus jeune, qui devra sa gloire aux éléphants, ou le plus vieux, qui fera fortune avec Le Lion ?
Le plus vieux du reste n’est pas si vieux : il a quarante-six ans, et il a fait deux trois choses qui méritent d’être notées. Il a fait la guerre, la Grande, dans l’artillerie puis l’aviation, la cavalerie de l’azur, de la tempête et des nuages ; il en a fait un livre, qu’il a appelé L’Équipage ; il a fait le tour du monde à vingt ans, et puis la guerre est revenue, et il a vu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ; alors il a fui les corbeaux, vers Londres où dans un pub, sur un coin de table, avec son neveu en bras de chemise et en deux coups de cuillère à pot il a composé le viatique de l’armée des ombres, les vrais Français, ceux des caves et des maquis, pas ceux qui paradent en plein jour en brassards et bérets ; et puis de nouveau il est monté au ciel, à la guerre comme à la guerre, où sur B-25 Mitchell il a connu les raids au-dessus de la France occupée. Et tout cela bien sûr, les Lettres et le ciel, les feux de la rampe et l’épreuve du feu, tout cela mis bout à bout vaut à Kessel l’admiration de Gary qui reconnaît en lui un double autant qu’un grand frère, un mentor, un compagnon, un ami – un type, en somme, avec qui on partage ses joies et ses peines, son œuf dur et son bœuf bourguignon, qui vous offre un verre puis un autre et finit par vous dire, alors qu’elle est déjà bien avancée, la nuit est encore jeune, vieux, allons danser.
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Et si la postérité, me dit Clément à qui je viens de lire ce passage, non seulement nous rendait immortels, mais de surcroît faisait que nous fussions les seuls à avoir existé ? Gary sort du bureau du Général, et sur qui tombe-t-il ? Pierre Mendès France et Raymond Aron. Il entre dans une taverne, et qui en sort au même moment ? Maurice Druon. Il s’y attable, et qui vient lui parler ? Joseph Kessel. Y avait-il seulement des anonymes pour peupler la terre en ces temps-là ?
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D’ordinaire Gary ne danse pas. Si par hasard il se retrouve sur une piste de danse, il reste planté là, droit comme un i, un verre d’eau à la main, ne sachant que faire ni vraiment quoi penser, et sa présence alors est aussi vaine, dépourvue de sens et incongrue que celle du pape au bordel. Ce n’est pas tant qu’il déteste danser, non, mais il n’en voit guère l’utilité : s’il s’agit de bouger son corps pour éprouver du plaisir, merci, mais il y a d’autres moyens ; et si certains s’agitent en tous sens comme d’autres brament ou coassent, d’accord, mais il a d’autres atouts.
D’ordinaire donc, Gary ne danse pas mais ce soir-là, si. Emmené par Kessel dans un club en sous-sol, à l’abri des V1 qui ronronnent et des V2 plus retors, qui arrivent en silence, plus vite que le son, Gary ce soir-là sur le dance-floor se déchaîne : petits pas latéraux dans un sens puis dans l’autre, mouvements circulaires de la tête, brèves rotations du bassin, claquements de doigts en cadence jusqu’au moment, inéluctable, où il finit par se poser la question que je me pose chaque fois : mais qu’est-ce que je fous là ?
Alors il se dirige vers le bar et commande quelque chose, puis il s’allonge dans un coin, avec à portée de main des olives. Qu’il mange une à une, crachant sans vergogne autour de lui les noyaux. Qui roulent aux pieds d’une femme dont les ballerines, bleu marine, découvrent les chevilles. D’albâtre, qu’il considère longuement : ce sont celles d’une Anglaise, une grande brune aux cheveux longs, aux yeux verts, parie-t-il avec lui-même. Il lève la tête, raté : c’est une petite blonde aux cheveux courts, aux yeux bleus, drapée dans un châle, vêtue d’une chemise en lin blanc que prolonge une jupe doublée de taffetas. Elle doit avoir quarante ans.