Ils échangent des regards, d’abord furtivement, à la dérobée, puis de plus en plus insistants, et de plus en plus fréquemment. Vas-y, mon vieux, lui dit Kessel à qui n’a pas échappé leur manège, mais non, son vieux n’y va pas : il craint la rebuffade. Lesley Blanch – c’est son nom – n’est pas si indécise, et c’est elle qui finit par venir lui parler : My dear, dit-elle, you look like Gogol. Et c’est vrai qu’il lui ressemble un peu, de loin, en fermant les yeux : Gary a les cheveux courts, Gogol non. Gogol a le nez rectiligne, Gary depuis ses crashs à répétition plus vraiment. Gary a les sourcils épais, ceux de Gogol sont si fins qu’ils semblent épilés. Mais l’un et l’autre ont la pupille un peu lasse, mélancolique, et si l’on s’en tient à la pupille, à la seule pupille sans tenir compte de tout le reste – cheveux, nez, sourire, etc., jusqu’à la moustache qui n’est pas du tout la même, celle de Gogol, sans être nietzschéenne, étant bien plus imposante que celle de Gary –, et si l’on part du postulat que les portraits de l’un sont aussi fidèles que les photos de l’autre, alors j’imagine que l’on peut dire, oui, que Gary ressemble à Gogol.
Que savez-vous de Gogol ? demande Gary. Tout, dit-elle, je sais tout : j’ai lu trois fois Les Âmes mortes. Vous croyez, dit Gary, vous croyez l’avoir lu, mais vous ne l’avez pas lu dans le texte, vous n’en connaissez que la traduction en anglais, infidèle et si peu propice à rendre la poésie, la grâce, toutes les subtilités de sa prose. Pravda, dit Lesley, no ya douraka, i vash yzik mnogo troudnie. Ce qui veut dire à peu près : c’est vrai, mais votre langue est très difficile pour quelqu’un d’aussi bête que moi. Ce que Gary traduit par : tu vois, ducon, tel est pris qui croyait prendre, je connais le russe aussi bien que toi.
Il sourit, et puis elle lui demande s’il est français, oui, dit-il, enfin pas tout à fait. Et puis il lui dit ce qu’elle veut entendre, qu’il est le fils d’un prince polonais, qu’il a vécu entre Koursk et Moscou, mais que sa vraie patrie, sa ville de cœur, c’est Nice. How is it ? demande-t-elle. What ? dit-il. Nice, précise-t-elle. Nice, dit-il, et les voilà qui rient franchement. Et puis il lui demande d’où elle vient, alors elle dit qu’elle est anglaise de naissance, londonienne, corrige-t-elle aussitôt, mais que son âme est russe, et allons danser, propose-t-elle, mais il refuse fermement, et que fait-elle dans la vie ? Journaliste, dit-elle, pour Vogue, précise-t-elle, mais je veux être écrivain, conclut-elle. Il dit que lui aussi, il veut être écrivain, que tout le monde veut être écrivain, et que d’ailleurs il va bientôt sortir un livre. Ah bon, et de quoi parle-t-il ? De la Pologne, dit-il, de la résistance polonaise, des partisans dans la forêt, et d’un corbeau qui s’appelle Akaki Akakiévitch. Comme dans Le Manteau, demande-t-elle, la nouvelle de Gogol ? Exactement, dit-il, et il lui chante une complainte polonaise. Alors pour ne pas être en reste elle lui récite en anglais des vers de Keats, de Byron, de Lovelace, et shall we dance ? Niet, dit-il, et elle rit, d’un rire anglais, tout en réserve et en pudeur, un rire de lady qui l’enchante, lui, et il lui demande ce qu’elle lui trouve, elle, car enfin, juge-t-il, je ne suis pas tellement beau, si ? Elle sourit, elle dit que si, et que même s’il a l’air d’un ours mal léché, elle sait très bien les dompter, les ours mal léchés, et il décèle à raison dans sa phrase un double sens prometteur, double sens qui l’émoustille – il l’imagine dans des positions bien peu compatibles avec sa dignité de lady –, alors d’accord, pense-t-il, allons danser.
Et puis ils dansent, dansent, se regardent au fond des yeux, se rapprochent l’un de l’autre, s’allument puis s’étreignent, et s’ils ont déjà tacitement décidé d’aller plus loin – tout, dans leur langage corporel, les trahit, de l’incessant clignement des paupières de l’une à l’imperceptible tremblé des lèvres de l’autre –, voilà qu’elle diffère le moment du baiser :
— My dear, you really look like Gog…
Merde, pense-t-il. Elle me les brise avec Gogol, mais comment la faire taire ?
— Would Gogol kiss you like this ?
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Et soudain les verres volent en éclats, les lustres vacillent, les murs tremblent. Une bombe, allemande, est tombée sur le toit ; une autre, anglaise, sous le charme d’un Français. Impassible, Lesley réclame du feu, allume une Rothmans qu’elle insère dans le tube évasé d’un fume-cigarette en ivoire, embrasse à nouveau son Frenchy, le tire par la manche, et les voici marchant dans la nuit bras dessus, bras dessous sur deux miles, ivres d’amour jusqu’au 32, St. Leonard’s Terrace à Chelsea, où se trouve aujourd’hui une petite maison que je suis allé voir un lundi midi du mois d’août, petite maison qui peut-être était la même, avec les mêmes briques rouges, le même muret blanc, la même façade mêmement ombragée d’un arbre feuillu, démesuré, sans doute un magnolia dont je ne sais s’il a fièrement tenu sous les bombes, si lui aussi à sa façon a résisté aux Allemands, ou s’il n’était alors qu’une graine, minuscule et risible et qui ne fut plantée là qu’après guerre, poussant sous Churchill, atteignant sous Thatcher sa pleine mesure et s’épanouissant désormais, tranquille et majestueux, dans une Angleterre sortie de l’Europe (pour le savoir il m’aurait fallu ni plus ni moins que l’abattre, cet arbre, et déduire son âge en dénombrant les cernes de sa souche – or j’étais parti ce jour-là sans ma hache), petite maison qu’habite alors Lesley Blanch et où les attend certainement le grand lit doré « surmonté d’un baldaquin et d’un miroir » évoqué par Gary dans Lady L., grand lit doré dans lequel, peut-être, la nudité se parant volontiers de lieux communs, l’un se trouva bientôt en tenue d’Adam tandis que l’autre était nue comme un ver, et la suite on ne la connaît pas mais je vous connais, vous, on est faits du même bois, vous et moi, vous aimeriez savoir ce qu’il a bien pu se passer dans cette chambre, et si là-dessus vous avez votre petite idée pas plus que moi vous ne savez s’ils l’ont fait, car vous n’y étiez pas et je ne suis pas omniscient.
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Bref, ils finissent par se marier.
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Et treize ans plus tard ils passent Noël ensemble au Mexique. Au milieu des cactus donc, où dans mon esprit de gringo tout imprégné de clichés des hommes qui s’appellent indifféremment Carlos ou Pedro portent des santiags assez fines, une moustache épaisse, un sombrero plutôt large, sont assis contre un mur où ils s’enfilent des tequilas déjà tièdes, roupillent et parfois, entre deux roupillons, grattent leur guitare, et aïe caramba !
C’est donc au Mexique où comme on voit je n’ai jamais mis les pieds qu’ils ont fêté Noël, en 1958. Leur hôtel, nous raconte Lesley dans un petit livre sur Romain, faisait face à la montagne éruptive et aztèque, enneigée, qu’on connaît sous le nom de Popocatépetl. Je ne sais comment s’appelait cet hôtel, ni même où il pouvait bien se trouver, Lesley n’en dit rien, et peu m’importe après tout. Ce qui m’importe en revanche, ce que j’aimerais savoir (mais cela Lesley ne le dit pas non plus), c’est si Gary poussant la porte de sa chambre, comme Newton allant s’asseoir un bel après-midi de printemps à l’ombre du pommier, ou Archimède se débarrassant de ses frusques pour se plonger innocemment dans l’eau fumante, ne se doutait de rien, ou si au contraire de Newton ou d’Archimède il savait déjà qu’il allait y connaître, dans cette chambre, la 184, nous dit Lesley, un éblouissement, une sorte d’épiphanie séculière, l’effervescence créatrice d’où allaient jaillir les premières pages de la Promesse – est-ce qu’il avait déjà, en somme, l’intuition du livre qui lui donnerait la sensation d’être « à deux doigts », comme il l’écrirait, plus tard, à Gaston Gallimard, de laisser derrière lui une « marque indélébile » ?