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L’ÉCRIVAIN ET DIPLOMATE

FRANÇAIS

ROMAIN GARY

(VILNIUS, 1914 – PARIS, 1980)

A VÉCU DE 1917 À 1923

DANS CETTE MAISON QU’IL

ÉVOQUE DANS SON ROMAN

« LA PROMESSE DE L’AUBE »

Je restai là, stupéfait, ruisselant, et je récitai cette phrase à voix haute : « Au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. »

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Cette phrase, elle n’avait pas surgi de nulle part. Il avait fallu qu’un jour je la lise, l’enregistre en esprit, qu’elle s’y imprègne et demeure en l’état, immuable parmi les souvenirs, ces morceaux épars flottant çà et là dans les limbes, et qui parfois ressurgissent de manière imprévue.

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Je m’abritai sous le porche et vérifiai sur internet – qui est un supplétif à la mémoire : la rue Grande-Pohulanka avait changé de nom. Elle s’appelait rue Jono Basanavičiaus, et le 16 d’alors se trouvait désormais au 18. C’était donc là, dans l’un de ces immeubles de stuc jaune, au no 18 de la rue Jono Basanavičiaus, anciennement no 16 de la rue Grande-Pohulanka, qu’avait habité Romain Gary entre sept et onze ans, de 1921 à 1925 (et non, comme c’était indiqué sur la plaque commémorative devant laquelle je m’égouttais près d’un siècle plus tard, de 1917 à 1923), du temps, donc, où il ne portait pas son nom de guerre qui deviendrait son nom de plume, mais celui de naissance, Kacew, Roman Kacew.

La pluie cessa. Les nuages, empressés, emportèrent le gris du ciel avec eux. Le soleil apparut, et j’entrai dans la cour comme dans un lieu de culte, en silence, avec les mêmes égards involontaires, empesés. Il n’y avait plus le dépôt de bois où un siècle plus tôt des bûches s’étaient offertes aux pleurs d’un enfant, pas plus que le grand tas de briques, vestige d’une usine de munitions. Les granges avaient disparu, elles aussi. Mais le terrain vague était le même, envahi de voitures dont les capots lustrés par la pluie reflétaient le ciel, quelques arbres, le faîte des immeubles alentour. Dans l’un de ces immeubles – lequel ? – avait habité Roman Kacew. Dans un autre, ou peut-être dans le même, un certain M. Piekielny.

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Comment distinguer ce qui relève de la littérature de ce qui n’en est pas ? « Si l’on ne peut trouver de jouissance à lire et relire un livre, disait Oscar Wilde, il n’est d’aucune utilité de le lire même une fois. » C’est un critère subjectif, excessif, largement excessif, tout aussi largement exclusif ; j’y souscris : chaque fois qu’il y a désir de relecture, il y a littérature.

J’ai lu et relu La Promesse de l’aube : en plein mois d’août dans les Pouilles écrasées de soleil, le jour de Noël à Vilnius, dans la micro-République d’Uzupis, au cœur de l’hiver à Jūrmala, sur les plages enneigées de la Baltique, et je l’ai même emmenée en trek au Népal, et j’en ai lu quelques pages, un matin, face à l’Annapurna. Je l’ai lue à toutes les époques, un peu partout et, pourtant, chaque fois qu’il m’arrive de la relire, cette « autobiographie entièrement authentique et nullement romancée », je suis éternellement ce jeune homme qui pour la première fois en a tourné les pages allongé sur les draps vert et blanc de son lit, dans la petite chambre d’une maison de briques rouges au no 18 de la chaussée Jules-Ferry, à Amiens.

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J’avais dix-sept ans ; je passais le plus clair de mon temps sur la glace une crosse dans les mains, des patins aux pieds ; je ne lisais pas. Je revenais des États-Unis où j’étais parti un an plus tôt, avec pour seul bagage un sac de hockey lesté de rêves illusoires. Le proviseur du lycée La Providence, à Amiens, rechignait à me faire entrer en classe de première. Je n’avais pas fait de seconde – si ce n’était dans un lycée américain, où j’avais volontairement suivi les cours les plus inutiles, au diable les maths et la chimie. En fin d’année, Madame, dit le proviseur à ma mère, il y a le bac de français, et puis il ajouta que me faire passer directement en première, c’était risquer un redoublement. Mon fils, Monsieur, dit ma mère avec aplomb, n’a pas de temps à perdre : il est promis à un grand avenir. Il fera une thèse, ajouta-t-elle en appuyant sur le mot qu’elle enrobait de sacré. Mais Madame, tenta le proviseur. Il n’y a pas de mais, Monsieur, insista ma mère. Bien, concéda le proviseur, je vous aurai prévenue.

Je m’efforçai, le pauvre, de lui donner raison : cette année-là je mis un soin particulier à ne rien faire, surtout pendant les cours de français. Une vingtaine de livres étaient au programme, je n’en lus qu’un seul. J’imagine qu’il devait y avoir Le Cid, Jacques le Fataliste ou Les Mots, j’aurais pu jeter mon dévolu sur l’un d’eux mais non, ce fut la Promesse. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Je ne sais pas. La couverture, sans doute. Une photo de l’auteur en soldat, lieutenant bombardier droit comme un i devant un avion qu’on distingue assez mal, qui est peut-être un biplan mais peut-être pas. Il porte un casque, des lunettes d’aviateur, la veste de cuir qui a « tant fait pour le recrutement des jeunes gens dans l’aviation ». On est en 1942 ou 1943. Ce qu’il racontera dans la Promesse il n’en est pas encore à l’écrire : il le vit.

Je ne saurais dire ce qui d’emblée me plut dans cette histoire. L’enfance à Wilno puis à Nice, la petite résistance et la grande, l’éclat de la revanche ? L’humour comme « arme blanche des hommes désarmés » ? La figure de cette Mina Kacew, mère écrasante, intrusive, grotesque, tragicomique, aimante, trop aimante, excessive, qui assignait un destin à son fils ? Ou peut-être cette coïncidence assez troublante : ma mère m’avait eu, jour pour jour, au même âge que la mère de Romain Gary. Je lus et relus la Promesse et bientôt vint le temps des révisions. Je ne révisai pas : il me paraissait insensé de rester chez moi comme un scribe pendant que le printemps chavirait dans l’été ; dehors, dans la rue, dans les parcs, le mois de juin m’attendait, et m’attendaient des jeunes filles. Je les voulais serviles et serviables, asservies ; qu’un délai pût subsister entre la manifestation de mon désir et son accomplissement m’était insoutenable. Mes intentions étaient limpides, mes desseins clairs comme le jour mais sans cesse ajournés. Après le bac, disaient-elles, peut-être, mais là, non, les révisions, tu comprends ? Elles opposaient leurs livres à mes lèvres : on est bien trop sérieux, quand on a dix-sept ans. Je voulais les voir allongées sur mon lit, offertes et lascives, les contempler longuement, prestement les étreindre, au lieu de quoi je restais dans ma chambre, insatiable, inassouvi, avec ma libido ad libitum, tous ces livres non lus et celui de Gary, qu’inlassablement je relisais.