Car dans cette chambre 184 d’un hôtel dont on ne connaît rien, dont on ne sait pas même s’il s’agissait d’un palace ou d’une modeste posada, si l’on y laissait ses valises à des grooms en livrée ou s’il fallait soi-même les monter, dont on sait seulement qu’il était au Mexique et faisait face à la montagne, on est certain qu’il a commencé à écrire cette autobiographie très romancée que l’on connaît, que ses lecteurs appellent La Promesse de l’aube et que lui, d’ailleurs, alors qu’elle s’ébauchait en esprit, se faufilait au gré des chemins sinueux de sa pensée, n’appelait pas encore la Promesse, non, mais La Possession du monde, ou La Confession de Big Sur, ou La Course contre la vie, car le titre final ne viendrait que plus tard, quand la Terre ayant fait sa révolution il en corrigerait les épreuves, or dans cette chambre au Mexique on n’en était qu’aux brouillons, pas même aux brouillons : les feuilles étaient blanches ; elles l’attendaient quelque part dans la remise de l’hôtel, et qu’on m’apporte de l’encre, dit-il au groom qui venait de déposer les valises (car bien sûr il goûtait la volupté du luxe, comme tous les nouveaux riches qui sont des pauvres avec de l’argent il avait voulu quelque chose qui fût la démonstration éclatante d’une réussite qui ne l’était pas moins, et qui donc se manifestait par des grooms en livrée exauçant promptement ses moindres désirs), de l’encre, répéta-t-il, un porte-plume et du papier.
Cinq minutes plus tard on lui avait livré de quoi écrire, et alors, nous dit Lesley, il s’est assis dans un « grand fauteuil » qu’il avait tourné dos à la fenêtre, tant pis pour le Popocatépetl, et il a commencé la Promesse. Est-ce qu’il a débuté par l’incipit, le « C’est fini » par quoi tout commence et à partir de quoi se déploie tout le reste ? Est-ce qu’il a hésité avant de coucher ses premières phrases, et pour combien de temps ? Est-ce qu’il les a pensées longuement, ou est-ce que, prenant le contre-pied de Flaubert, n’ayant crainte de les hâter il les a jetées d’un seul jet sur la page ? Cela non plus, on ne le saura pas. Pas plus qu’on ne saura si en cet instant où sa plume se gorgeait de l’encre bleue d’où renaîtrait tout un monde disparu il était encore au Mexique en 1958, ou si de nouveau il avait huit ou neuf ans dans la cour de l’immeuble, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka.
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Bien évidemment il n’a rien vu du Mexique, ni cactus ni Carlos ni Pedro : en dépit des supplications de sa femme il est resté dans sa chambre (il n’en est sorti qu’une seule fois, pour acheter un superbe poncho), à ne rien faire, à rêver, à se souvenir, à mettre des mots les uns derrière les autres, à les faire danser à la queue leu leu dans une grande frénésie, et c’est peut-être cela et rien de plus, être écrivain : fermer les yeux pour les garder grands ouverts, n’avoir ni Dieu ni maître et nulle autre servitude que la page à écrire, se soustraire au monde pour lui imposer sa propre illusion. Tourner le dos au Popocatépetl.
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On peut aussi se contenter de tourner le dos à sa fenêtre – ce que des mois durant j’ai fait par dépit. Le mur vis-à-vis de la mienne est tapissé de vigne vierge. C’est d’une splendeur qui peut être enivrante, et qui pourtant m’a longtemps accablé : je me souviens de ces jours inféconds, de plus en plus écourtés, au début de l’automne ; il pleuvait ; la vigne vierge se parait de couleurs, ses feuilles passaient du vert à l’orange, puis au rouge ; les miennes invariablement restaient blanches.
Jour après jour j’ajournais l’écriture de ce livre. Mon enquête patinait, piétinait, elle était au point mort et Piekielny, introuvable. Dieu sait pourtant que je l’avais cherché : dans les méandres du web, où se trouvant partout à la fois il n’était nulle part ; dans les archives à Vilnius, où nul ne semblait l’avoir jamais vu ; dans les souvenirs de ceux qui jadis avaient connu Gary, qui, l’ayant croisé rue du Bac, boulevard Saint-Germain ou ailleurs, avaient pu l’entendre, au détour d’une phrase, évoquer le petit homme, mais non, désolé, mon cher F.-H., jamais eu vent de ce M. Bikini.
L’automne chavira dans l’hiver. Les feuilles au mur finirent par tomber ; celles sur ma table restaient immobiles, empilées, tour de papier risible où logeait mon impuissance. De Gary je lus ou relus la vingtaine de romans, les quelques essais, les pièces de théâtre et les nouvelles, mais je dus m’y résoudre assez vite : il n’y avait rien là-dedans, en dehors des trois pages de la Promesse, qui pût me renseigner sur la gentille souris de Wilno.
Sur mon bureau les livres s’accumulaient, montaient vers le plafond dans un équilibre précaire ; il y en avait un peu partout, sur Gary, avec Gary, à propos de Gary, en français, en anglais, en lituanien (et alors je me contentais de les feuilleter sans rien y comprendre). Au moins cette tour de Babel ombrageait l’autre tour, la petite inutile, qui attendait sagement dans son coin que ma main vînt la réduire de quelques étages. En vain : Piekielny inlassablement se dérobait à mes recherches. J’avais lu des milliers de pages, et à quoi bon ajouter les miennes à celles-ci ?
Les feuilles au mur repoussèrent. Près d’un an avait passé, j’étais prêt à rendre les armes : c’est fini, dis-je une nuit à Marion qui dormait – comme souvent, elle s’était endormie un bras replié sur les yeux pour me laisser lire à la lumière de la lampe, geste si simple qui chaque fois me donne envie de la rouer d’amour et de la cribler de baisers –, c’est fini, je ne veux plus en entendre parler : adieu, Piekielny. Tu cherches des alibis, me dit-elle à demi éveillée, des alibis pour ne pas écrire, et elle se rendormit aussitôt. Elle avait peut-être raison : j’attendais que Piekielny revenu d’entre les morts apparût devant moi, avec son air discret, effacé, sa barbiche roussie par le tabac, puis qu’il me conviât dans la Wilno de l’époque et me dévidât ses souvenirs, me racontât de bout en bout son histoire – qu’il m’aurait alors suffi de consigner comme un scribe.
Le lendemain j’allai chercher des cartons et j’y rangeai ma tour de Babel, sous le regard désapprobateur de Gary : sa photo se trouvait à côté d’une lettre autographe, encadrée dans un beau cadre en bois noir, en hauteur sur le mur du salon. Je voyais bien qu’il était mécontent, que je l’avais déçu.
— Tu n’as plus rien écrit depuis des mois, me dit-il avec reproche.
— C’est un peu ta faute : je n’ai rien trouvé sur Piekielny.
— Ce n’est pas une raison. Il faut écrire.
Il soupirait.
— J’ai toujours voulu que tu ailles au bout de ce projet.
Mon cœur se serrait. Il regardait les livres autour de moi, les noms sur ces livres. Il y avait Hugo, Dumas, Pouchkine, Gogol et tant d’autres.