— Crois-tu, dit-il, qu’ils auraient abandonné la partie ?
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Sur cette photo Gary me regarde souvent. C’est un tirage original, sur papier argentique, que j’ai acheté avec la lettre. Une petite fortune mais enfin, il faut parfois se faire plaisir et c’est là mon seul bien – en plus de quelques livres au prix dérisoire et à l’inestimable valeur. Il me regarde souvent, et le plus souvent j’évite de soutenir son regard : il m’impressionne un peu.
Il existe d’autres photos de lui que je préfère regarder. Les photos sont muettes ; elles me parlent. On en trouve plusieurs dans la biographie de Myriam Anissimov : sur l’une, il est à Nice, en maillot de bain, en 1937 ; sur une autre, il marche coiffé d’un béret à côté de son père – preuve que son père ne les avait pas totalement abandonnés, sa mère et lui –, deux ans avant la guerre dans une rue de Varsovie ; sur une autre encore il est avec Lesley, dans leur appartement sans chauffage à Sofia, entre sa prise de fonction en février 1946 et son départ, en décembre 1947 : emmitouflé dans un manteau de fourrure, une couverture sur les genoux, il porte une chapka, des gants, c’est l’hiver, un samovar fume, Lesley est plongée dans ses rêveries et Gary, une cigarette à la bouche, dans la lecture des Temps Modernes. Et si elle avait été de meilleure qualité, cette photo, si nous avions pu apercevoir ne serait-ce que le numéro sur la couverture de la revue, en haut à droite, juste en dessous du s noir de Modernes, alors peut-être – la datation aux Temps Modernes n’étant ni plus ni moins efficace que celle au carbone 14 –, peut-être aurions-nous su quand elle fut prise, cette photo : en octobre 1946 (no 13, avec des fragments de L’Écume des jours) ? En novembre (no 14, avec des poèmes de Beckett) ? En décembre (no 15, articles de Beauvoir et de Roger Grenier) ? En février de l’année suivante (no 17, Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », et Beauvoir, « Pour une morale de l’ambiguïté ») ? Ou encore fin 1947 (no 27, avec des poèmes de Queneau) ?
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Et puis il y a celle de la dernière édition Folio de la Promesse, où il pose avec sa casquette et sa veste de cuir, à Nice, en 1939 ; celle encadrée au dernier étage des éditions Gallimard – que l’on trouve aussi en couverture du Cahier de l’Herne qui lui fut consacré – où on le voit dans son bureau rue du Bac, l’œil dur et les cheveux grisonnants, avec son teckel Pancho ; celle que j’aime tant, dans une gondole avec Jean, sur le Grand Canal à Venise, en 1961 ; celle enfin avec René Agid à Roquebrune, en bermuda et chemise largement entrouverte – aussi entrouverte que la chemise (la même ?) qu’il porte sur une autre photo, au début des années 70 à Majorque, dans sa maison de Puerto Andratx, où allongé à même le sol, accoudé contre un tapis, un cigare à la bouche, il écrit.
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De Roman Kacew enfant, on ne connaît que quelques photos : sur l’une, il a douze ans, il en fait seize, il vient d’emménager avec sa mère à Varsovie, et il est beau comme le Tadzio d’Aschenbach ; sur une autre, il a trois ans, une coupe au bol et des joues rondes, des petites mains potelées, et comme Rimbaud à tout âge il fait la gueule. Se peut-il qu’il existe quelque part une photo de lui à huit ou neuf ans, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka ? Et si elle existe, cette photo, y a-t-il une chance, aussi infime soit-elle, qu’on y trouve aussi un certain M. Piekielny ? Ce n’est pas impossible.
Il n’est pas impossible en effet qu’un jour ensoleillé de 1922 ou 1923 un photographe amateur, en ce temps où en ces lieux on les comptait sur les doigts d’une main, un photographe amateur donc, revenant de je ne sais où, porte de l’Aurore, bordure de Vilnia ou tour de Gedymin, quelque part en tout cas où il avait déloyalement concurrencé les petites mains qui peignaient sur le motif, fît une halte dans la cour de la Grande-Pohulanka et, voyant l’ombre fraîche du tas de briques ou du dépôt de bois, s’y adossât, y posât un instant l’appareil et le trépied qu’il convoyait à l’épaule, puis voyant passer, une pipe à la bouche, un petit homme à la barbiche roussie par le tabac, reconnût dans cet homme un semblable, lui demandât s’il avait du feu, et si, ma foi, il ne fumerait pas avec lui.
Et parce qu’il était généreux, parce qu’il avait du temps à perdre et peut-être un ami à gagner, parce que cet homme l’intriguait comme l’intriguait sa machine à figer l’éphémère, parce que surtout il n’avait jamais posé de sa vie, il n’est pas impossible que Piekielny, non sans arrière-pensée, consentît à le partager, son feu, sauf que désolé, mon brave, je n’en ai pas. Mais il était ingénieux : en secouant sa pipe, il en fit tomber quelques cendres encore rouges, et se mit à en bourrer le fourneau du photographe amateur. Alors, tirant sur leurs brûle-gueule comme de vieux atamans, ils parlèrent de tout et de rien, puis de rien, puis, faute de mieux, du temps qu’il faisait, chaleur accablante, dit le photographe amateur, un peu frisquet, exagéra Piekielny, et comme on sentait que la conversation s’enlisait, comme le silence à nouveau s’installait – ce qui les mettait tous deux mal à l’aise, ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’il en fût autrement –, il se peut que Piekielny, pointant du doigt le drôle d’appareil qui ressemblait à un accordéon dont on aurait déployé le soufflet, de façon intéressée s’enquît de la façon dont il permettait d’arrêter le temps noir sur blanc. C’est très simple, dit le photographe amateur, et il lui expliqua qu’il fallait d’abord évaluer la distance puis la reporter manuellement, ouvrir le clapet, cadrer, faire la mise au point en tournant la molette, etc., et tout cela au contraire me semble bien compliqué, jugea Piekielny à qui tout cela semblait bien compliqué, en effet ce n’est pas simple, concéda le photographe amateur dans un revirement d’une rapidité remarquable, mais peut-être qu’un jour, qui sait, on pourra réduire la taille de l’appareil, le placer au bout d’une perche, et d’un simple clic se prendre soi-même en photo, enfin, ajouta-t-il, lucide, il ne faut pas rêver. Et puis quel intérêt, demanda Piekielny, quel intérêt aurait-on à se prendre soi-même en photo ? Moi par exemple, moi qui n’ai jamais posé de ma vie, qui n’en ai pour ainsi dire jamais eu l’occasion – et alors qu’il s’apprêtait à lui rappeler le proverbe bien connu en Pologne selon lequel l’occasion fait le larron, Mina Kacew, rentrant du cours de danse ou de violon de son fils qu’elle tenait par la main, passait le porche en poussant de grands cris.
Mina Kacew, on la connaît : il n’est pas impossible que s’avisant de la présence du photographe amateur elle en fût d’abord étonnée, très étonnée (peut-être presque aussi étonnée que moi le jour où, entrant dans un bar, quai des Grands-Augustins, à Paris, je vis, attablé devant des bières et regardant à la télévision un match de hockey, un groupe de trois hommes dont deux encourageaient leur équipe, gueulaient sur l’arbitre et commentaient chaque action, frénétiques, exaltés, un peu frustes, et le troisième était Milan Kundera – c’est du moins ce que j’avais d’abord cru, et quand je m’approchai avec déférence, pardon de vous déranger, pour lui serrer la main, j’ai lu tous vos livres, l’homme, qui s’avéra être le sosie, en un peu plus jeune, un peu moins tchèque, de Milan Kundera, me considéra longuement et me dit, consterné, vous devez faire erreur, monsieur, je suis taxidermiste), puis que, saisissant l’opportunité – un photographe, dans la cour de l’immeuble ! –, elle lui ordonnât de prendre sur-le-champ un cliché de son petit Romouchka.