Le photographe amateur, on le connaît un peu moins, et peut-être qu’éconduisant l’importune il grommela qu’il n’avait pas de temps à perdre, ou pas que ça à faire, et que de toute façon il avait une pipe à fumer. Une pipe à fumer ! fulmina sans doute la mère de l’enfant, et alors il est probable qu’elle fît des reproches au photographe amateur – refuser de tirer le portrait de mon fils ! – suivis de prophéties – mon fils qui sera un héros, qui sera général, Gabriele D’Annunzio, ambassadeur de France ! –, d’imprécations – sa colère s’abattra sur vous ! – puis carrément de menaces – vous croupirez au fond d’une geôle ! –, le tout assené avec une telle assurance, un tel aplomb que le photographe amateur, impressionné, un peu inquiet aussi, les prit pour argent comptant – après tout la pauvre femme avait peut-être raison, et il faut savoir ménager la susceptibilité des grands hommes, fussent-ils en culottes courtes et âgés de huit ou neuf ans.
Il n’est pas impossible alors qu’il finît par céder, de guerre lasse dît à l’enfant de poser là sans bouger, devant le tas de briques ou non, plutôt ici, face au dépôt de bois, puis qu’il fût interrompu par la mère parce que le petit avait « le soleil dans le dos », et bien qu’il ne fût qu’amateur répondît madame, je connais mon métier, cependant que Piekielny, prétextant qu’il devait faire le sien, prît congé du photographe, de la mère et de l’enfant, ôtât son chapeau en guise de salut, et se surprît à passer dans le champ de l’objectif en marchant de biais, à la manière d’un crabe, comme s’il avait voulu sciemment lui faire face au moment où son compagnon de tabagie déclenchait.
Dès lors il n’est pas impossible qu’un petit homme en redingote se retrouvât fortuitement et à son insu (c’est du moins ce qu’il aurait juré la main sur le cœur, si l’on s’était étonné de sa présence à l’arrière-plan et peut-être à contre-jour) sur le cliché d’un petit garçon en culottes courtes, cliché que sa mère aura pieusement conservé, qu’elle aura trimballé avec elle un peu partout, de Wilno à Varsovie puis de Varsovie jusqu’à Nice, de l’hôtel-pension Mermonts à la clinique Saint-Antoine, où dans les derniers jours de février 1941, entre deux larmes et deux hoquets, elle le regardait encore en fumant, et il n’est pas impossible qu’au moment du hoquet final elle le serrât contre son cœur, ni même, car il n’est pas interdit de rêver, que ce cliché existe encore aujourd’hui, que par le jeu des hasards et des successions il se trouvât entre les mains délicates d’une infirmière, puis dans celles, un peu moins délicates, d’un GI, qu’il traversât l’Atlantique en paquebot puis l’Amérique en camion, fût punaisé quelques mois contre un mur puis décroché, et rangé parmi d’autres bibelots dans une boîte à biscuits elle-même rangée au fond d’un garage à Saint Paul, Minnesota, à Louisville, Kentucky, ou plus sûrement, puisque nous sommes facétieux et que nous croyons aux clins d’œil de l’Histoire, à Gary, Indiana, où jaunissent dans la plus grande indifférence les visages de l’enfant et de la souris de Wilno, non, vraiment, tout cela n’est pas impossible.
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Pas impossible et néanmoins improbable. Ce qui est probable en revanche, ce qui même est plausible, c’est qu’il existe ou qu’il a existé, quelque part, une photo de Piekielny. Peut-être pas un portrait en pied de lui seul, mais une photo de groupe, dans la cour de la Grande-Pohulanka, un samedi au mois de mai 1939, ou alors début juin, pour la Bar Mitzvah d’un gamin de l’immeuble, quand on porte le talit et qu’on a coiffé la kippa.
Et si nous avions vécu cette époque, si nous avions été à Wilno ce jour-là, si comme eux nous avions porté le talit et coiffé la kippa, nous aurions vu les résidents de l’immeuble rentrer de la synagogue Tohorat Hakodesh – la seule, l’unique synagogue de Vilnius aujourd’hui –, dans une rue perpendiculaire à la rue Grande-Pohulanka que nous aurions remontée avec eux, jusqu’au no 16 où nous auraient attendus dans la cour un chaudron vide, suspendu par des chaînes à d’immenses trépieds de fonte, ainsi qu’une table, tout en longueur et montée sur tréteaux, avec là-dessus un kugel, du tcholent et du vin, puis nous aurions entendu des Mazel tov et le Kiddouch, et bon appétit.
Ce n’est pas à sa tête que nous l’aurions reconnu, non, c’est à la redingote, la vieille redingote dont on eût dit qu’elle était « d’un autre temps » – du temps de sa jeunesse –, la même redingote que vingt ans plus tôt mais râpée, élimée, trouée par endroits, avec, comme s’il avait servi à rapiécer les autres parties, son col de castor diminué de moitié, et trois bouts de fils pendillant là où jadis se trouvaient des boutons. Nous l’aurions vu, le petit homme à la barbiche blanchie par l’infatigable enchaînement du jour et de la nuit, attablé seul devant son verre de vin et le buvant, rompant son pain et le mangeant, jetant çà et là des regards apeurés, pensant peut-être au royaume enchanté de l’enfance, quand l’infatigable enchaînement était le cadet de ses soucis, quand il avait encore des cheveux sous la kippa et que la barbiche ne lui mangeait pas le visage, quand il était glabre à douze ans, ou à quinze, quand il avait trois poils sur le menton et la vie devant lui, pensant aussi à l’irréparable solitude de cette vie passée comme un songe et vouée à l’oubli, pensant encore au petit Roman qui d’ailleurs n’était plus si petit, qui là-bas, à Varsovie où il le croyait toujours dans les jupes de sa mère, devait avoir poussé comme un frêne, le petit Roman qu’il ne savait pas sous le drapeau à Salon-de-Provence, pas plus qu’il ne savait s’il était devenu quelqu’un d’important, ou s’il le deviendrait, ou si tout cela finalement n’était que lubie de mère juive à quoi s’était agrégée sa propre lubie.
Ce qu’il pouvait bien penser ce jour-là, Piekielny, nous ne l’aurions pas su. Mais nous aurions vu, dépassant d’une poche, des rahat-loukoums et, posé devant lui sur la table, un violon. Offrant les premiers, il aurait empoigné le second, et pour la première fois depuis des lustres il aurait osé : ayant tourné son instrument du bon côté, il lui aurait chatouillé le ventre, et les cordes enfin auraient vibré sous le ciel de juin, dans le brouhaha aussitôt dissipé. Des ouïes se serait d’abord échappé l’éternel sanglot des damnés de la terre, avant que le violoniste changeant brusquement de registre ne se fût lancé dans quelque chose de plus gai, d’entraînant, de joyeux sur quoi tout le monde aurait dansé, en ligne, en cercle, au milieu du cercle, les pouces vers les aisselles, une bouteille en équilibre sur la tête, pour amuser la galerie, pendant une heure ou deux, et maintenant la photo.
Nous aurions vu les uns jouer des coudes pour entrer dans le champ, les autres, plus orthodoxes ou plus vieux, par pudeur se couvrir le visage, mais pas Piekielny : c’est au premier rang que nous l’aurions retrouvé, épuisé mais ravi, figé dans une belle attitude, solennel sous le soleil, son violon aux cordes encore fumantes à la main ; amateur ou non, la tête sous le crêpe noir, un photographe à cinq pas de là aurait donné ses consignes – se serrer, les petits devant, les grands derrière, ne pas bouger et sourire, un ouistiti en polonais mâtiné de yiddish –, et alors il aurait déclenché, puis frappant ses mains il aurait dit c’est dans la boîte, et quand Dieu sait comment tout cela serait sorti noir sur blanc de la boîte, ce ne sont pas des visages que nous aurions vus, pas seulement des visages, mais aussi l’éphémère d’un lieu très précis d’un moment très précis de l’été, quelque chose d’ineffable à jamais volé au temps qui s’enfuit.