Puis nous aurions tourné la tête, et alors peut-être aurions-nous aperçu derrière une fenêtre, au deuxième ou au troisième étage, une main d’homme écarter un rideau de toile rêche, entre les pans duquel serait apparue une figure menaçante, polonaise, tordue par un sourire mauvais. Et nous l’aurions vu, cet homme qui aurait pu tout aussi bien être une femme, jeter sur les petites calottes noires dans la cour un œil torve, le blanc strié des vaisseaux rouges du mépris. Et pour peu que sa fenêtre fût ouverte, nous l’aurions entendu prononcer dans un souffle : Ah, ces Juifs…, avec les points de suspension que nous n’aurions pas entendus, les trois petits points inaudibles dans le silence où s’embusque le « qu’ils crèvent » des petits salauds, ceux-là mêmes qui dans la nuit de 1941, au temps des balles dans la nuque au bord d’une fosse, feraient allégeance aux nouveaux maîtres du monde en levant le bras droit.
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Les petits salauds ont existé. La photo peut-être pas. Si elle existe en tout cas je ne l’ai pas trouvée. Et s’il n’y avait tout simplement pas de photo parce qu’il n’y avait pas de M. Piekielny ? Et si c’était lui qui n’avait jamais existé ? Et si Gary l’avait inventé de toutes pièces ?
C’était à Roger Grenier qu’il fallait poser la question. Roger Grenier, quatre-vingt-quinze ans, écrivain, éditeur chez Gallimard où depuis 1949, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, il se rend à pied chaque jour que Dieu fait. Pendant longtemps, son rituel fut le même, immuable et sacré : levé à six heures, deux minutes plus tard il était sous la douche, à six heures douze il se rasait, à six heures vingt il enfilait un pantalon puis boutonnait sa chemise, entre six heures vingt-cinq et six heures cinquante il buvait son café en lisant les journaux, à sept heures moins cinq il passait autour de son cou une cravate qu’une minute après il avait fini de nouer, à sept heures moins une il chaussait ses lunettes, et à sept heures précises, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige il sortait de chez lui, rue du Bac, qu’il descendait d’un pas ferme sur lequel les habitants du VIIe arrondissement réglaient leurs petites habitudes : le voyant qui passait devant ses fenêtres, le boulanger savait qu’il était temps de sortir son pain du four, la mère de famille de réveiller ses enfants, le facteur d’enfourcher sa bicyclette et de commencer sa tournée, de sorte que, le 3 décembre 1980, au lendemain de la mort de son cher Romain, quand Roger Grenier, accablé de tristesse, dut garder le lit, il y eut des baguettes trop cuites, des enfants en retard à l’école et du courrier non distribué. L’anarchie.
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Quand je l’ai rencontré il ne se levait plus aussi tôt. Mais il continuait, chaque jour, de descendre à pied la rue du Bac jusqu’aux éditions Gallimard où, fin 2014, par un après-midi sans soleil il me reçut dans son bureau où il avait reçu, pêle-mêle, Bernard Wallet, grand homme et grand cœur, éditeur et athlète, Blondin et sa « silhouette fragile, un peu inachevée », Gallimard, Gaston, le patriarche, en costume bleu-gris et en nœud papillon, Prévert, du temps où « même assis il ne tenait plus debout », Sartre, l’œil vrillant derrière le verre de ses lunettes et le nez camus, Camus, l’ami intime, intimidant, rencontré à Combat, du beau monde, donc, et puis maintenant Désérable. Patatras.
Si je m’y trouvais, dans ce bureau, c’était pour Romain Gary que personne, dans la maison, en dehors peut-être de Robert Gallimard, n’avait connu mieux que lui, Roger Grenier : Gary habitait avec Jean Seberg, sa femme, et leur fils, Alexandre Diego, un appartement de huit pièces au no 108 de la rue du Bac. Grenier habitait – habite toujours – juste à côté. Ces deux-là se croisaient souvent de bon matin le dimanche, sur le coup de sept heures, sept heures et demie, l’un, Grenier, promenant son chien Ulysse, un braque Saint-Germain qui montrait les crocs quand on disait « Grasset », l’autre, Gary, promenant sa tosca sous son poncho mexicain, à deux pas de l’hôtel Matignon, où les CRS en faction le regardaient d’un œil inquisiteur, méfiant.
Vous savez, me dit Roger Grenier, Romain Gary avait ses petits arrangements avec la vérité. Je savais : c’était un écrivain. La vérité, l’âpre vérité, il préférait la déguiser, la travestir – c’est qu’elle n’était pas toujours parée de ses plus beaux atours, cette vérité, elle n’était pas toujours reluisante, elle ne brillait pas des mille feux que le réel avait éteints mais que les Lettres étreignaient, étaient à même de ranimer. Alors la vérité à vrai dire il s’en foutait, il en faisait sa vérité, il la maquillait, la poudrait, la fardait comme se fardent les filles dans les sous-bois, sur les trottoirs, partout enfin où la pudeur se négocie puis se brade.
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À nous deux, Romain.
Menons l’enquête. Faisons le point. Voyons de quel bois tu te chauffes.
Commençons par ta naissance, si tu veux bien. À Moscou, dis-tu. Ou dans un train, c’est selon. Vraiment ? Oui, vraiment. Et la fiche d’état civil, que dit-elle ? Que tu es né le 8 mai 1914 à Wilno, qui s’appelait alors Vilna, de Mina Iosselevna Kacew et d’Arieh-Leïb Kacew, dit Leiba. Premier mensonge qui d’emblée en révèle un deuxième, mon petit Roman, mon grand Romain : ton père n’est pas Ivan Mosjoukine, la star du cinéma muet, comme tout au long de ta vie maintes et maintes fois tu as pu le prétendre, comme avec aplomb tu le prétendais encore, un soir, face à Roger Grenier visionnant avec toi Le Père Serge, un des films de ce père putatif, sublime et rêvé : Tu ne trouves pas, dis, tu ne trouves pas qu’il y a une ressemblance ? Vaguement, peut-être. De loin. Avec un peu d’imagination. Vous aviez la même gueule de moujik, les traits rudes et cosaques, orientaux, et les mêmes yeux, surtout, ces yeux qu’à Wilno tu levais vers le ciel, c’est-à-dire vers les yeux de ta mère, aussi verts que les tiens étaient bleus. De cette vague ressemblance, de ce cousinage lointain dans l’iris, dans les pommettes et le front, tu t’es inventé une ascendance éclatante, glorieuse, plus glorieuse en tout cas que la vraie, celle d’un petit fourreur juif pas assez bien pour la légende, pas assez glamour, alors va pour Mosjoukine, la star de ciné.
Tu as grandi sans père, on le sait. Pas de père mais une mère, Mina Kacew, et toi, son romantchik-romouchka. Ta mère, justement. Parlons-en. Tout au long de la guerre, racontes-tu dans la Promesse, elle t’a écrit des lettres par dizaines, de longs billets dans lesquels elle disait combien elle était fière de son fils glorieux et bien-aimé qui se battait là-haut, dans le ciel, pour le salut de la France… Quand à la fin de la guerre la France fut sauvée, écris-tu encore dans le passage le plus lyrique, le plus beau de ce livre si beau, ce « récit empreint de vérité artistique », quand à la fin de la guerre tu revins à la maison, le ruban vert et noir de la Libération bien en évidence sur ta poitrine, au-dessus de la Légion d’honneur, de la Croix de Guerre et de cinq ou six autres médailles dont tu n’avais oublié aucune, les galons de capitaine sur les épaules de ton battle-dress noir, la casquette sur l’œil, l’air plus dur que jamais, à cause de ta paralysie faciale, ton roman en français et en anglais dans ta musette bourrée de coupures de presse, dans ta poche la lettre qui t’ouvrait les rangs de la Carrière, avec juste ce qu’il fallait de plomb dans le corps pour faire le poids, ivre d’espoir, de jeunesse, de certitude et de Méditerranée, debout, enfin, debout dans la clarté, sur un rivage béni où nulle souffrance, nul sacrifice, nul amour n’était jamais jeté au vent, où tout comptait, se tenait, signifiait, était pensé et accompli selon un art heureux, après avoir démontré l’honorabilité du monde, après avoir donné une forme et un sens au destin d’un être aimé (toi aussi il t’arrivait de faire de longues phrases), quand à la fin de la guerre tu revins donc à la maison pour serrer ta mère dans tes bras, tu appris qu’elle était morte trois ans et demi auparavant, quelques mois après ton départ pour l’Angleterre. Tu ne pouvais pas tenir debout, dis-tu enfin, sans te sentir soutenu par elle. Elle le savait. Elle avait pris ses précautions : « Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu’elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je ne devais pas savoir – les lettres devaient m’être expédiées régulièrement. » Et tu conclus : « Je continuai donc à recevoir de ma mère la force et le courage qu’il me fallait pour persévérer, alors qu’elle était morte depuis plus de trois ans. Le cordon ombilical avait continué à fonctionner. »