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En avril 1956, le manuscrit des Racines du ciel est terminé. Quatre cent quarante-trois pages que Gary envoie rue Sébastien-Bottin par la valise diplomatique, et qui atterrissent sur le bureau de Michel Gallimard. Pas goncourable, pense le neveu de Gaston. Au contraire, rétorque Camus, l’ami de Romain. On publie, tranche Gaston, et advienne que pourra.
Advint le Goncourt. Enfin pas tout de suite, pas de sitôt. D’abord, on a commencé par le lui prédire, mais lui n’y croyait pas, ou du moins feignait-il de ne pas y croire, ce qui veut dire qu’il y croyait dur comme fer mais le gardait pour lui. On sait qu’à J-3 Gaston lui fit savoir par télégramme que Présence à Paris – STOP – Pendant attribution prix littéraires – STOP – Souhaitable – STOP. On sait aussi qu’à J-2 il était toujours à La Paz, mais on ne sait pas ce qu’il y fit. On dit enfin qu’à J-1 il se promena en pirogue sur le lac Titicaca, qu’il manqua s’étouffer avec le goulot d’une bouteille, qu’il en sortit sain et sauf mais qu’il s’endormit difficilement, cette nuit-là, qu’il y eut la lune puis de nouveau le soleil, ce qui finalement nous amène au jour J.
Ce matin-là en arrivant à l’ambassade il se regarde dans le miroir du vestibule. Comment est-il ? Comme un lundi. Cheveux peignés, ramenés en arrière, oreilles dégagées, rasé de frais, moustache si fine qu’on la croirait dessinée à l’encre de Chine. Pas mal, non ? Et ce look de parfait diplomate, ce costume noir à liserés gris, le nœud Windsor de sa cravate, si seulement sa mère était encore là pour le voir, toujours élégant, tiré à quatre épingles, beau comme un Gary. Mais elle n’est pas là, Mina Kacew. Pas plus à La Paz qu’à Paris où les rotatives tournent à plein régime, avalent le papier blanc sous l’œil comblé de Gaston, le mâchent et le recrachent aussitôt, lesté du poids de Morel et de son troupeau d’éléphants. Cerise sur le gâteau à la crème, on ceint la couverture d’un bandeau rouge avec écrit là-dessus, en gros caractères : PRIX GONCOURT 1956.
« Le Nobel, monsieur l’ambassadeur ! Le Nobel ! Vous avez le prix Nobel ! » À peine est-il dans son bureau qu’on l’accueille avec des points d’exclamation. Le Nobel ? Il y pense, bien sûr, pas simplement quand il se rase. Six ans plus tôt il l’a écrit dans une lettre à Louis Jouvet. Il lui dit, dans cette lettre, qu’il est heureux de savoir que Faulkner a eu le Nobel. Que d’ailleurs lui aussi voudrait beaucoup l’avoir un jour. Que l’ennui, cher Louis, c’est que je veux faire dans le génie. Que le talent me barbe, mais que le génie n’existe qu’à titre posthume – ce en quoi on ne peut pas lui donner tort (croit-on que si Proust, Nerval et Rimbaud vivaient aujourd’hui ils planeraient à mille lieues au-dessus du commun des mortels ? Croit-on vraiment qu’ils seraient unanimement encensés ? Ils auraient leurs thuriféraires, bien sûr, mais aussi leurs contempteurs : Proust serait loué dans tel journal et descendu dans tel autre ; dans les salons littéraires on passerait devant le bon Gérard et sa pile d’invendus pour faire dédicacer le dernier roman d’un chanteur à la mode ; un samedi soir à la télé le chroniqueur d’une émission se piquerait d’apprendre à Rimbaud ce qu’est la poésie, et Rimbaud comme il le fit si bien devant Carjat ferait la gueule, et alors il quitterait le plateau puis la France, délaisserait une fois pour toutes la vieillerie poétique, irait vendre des armes au plus offrant, moustachu de Damas ou barbus de Mossoul, se ferait tirer dessus, serait pourvu d’une jambe artificielle, une prothèse en titane qui battrait le pavé de Charleville sous les lazzis des Carolomacériens).
Le Nobel, donc. Gary voudrait l’avoir un jour. Si Faulkner l’a eu, tout est permis. Car Faulkner après tout, qui est-il, sinon le fils d’un quincaillier, un cul-terreux, un petit homme d’un mètre soixante-cinq et d’Oxford, Mississippi, entré dans la langue en Castelmarchois, à coups de hache. Et si Faulkner, se dit Gary, né dans la cambrousse confédérée chez les cagoules pointues, là où la nuit sous les grands chênes on pendait les niggers par les pieds, si William Faulkner a fait le voyage de Stockholm, il n’y a pas de raison que lui, « bâtard de la steppe », petit « Tartare mâtiné de Juif » né Roman Kacew au pays des pogromes, ne puisse un jour le faire aussi, non ?
Si. Donc le Nobel pourquoi pas, qui sait, mais pas pour si peu de livres dont si peu ont marché, et surtout pas si jeune, à quarante-deux ans, ce qui n’est pas assez vieux pour croire au père Nobel, alors il dit non, pas possible, je n’y crois pas. Et puis les télégrammes. Il en prend un au hasard, le lit, comprend la méprise : Lauréat Goncourt – STOP – Bravo – STOP – Se rendre à Paris sur-le-champ – STOP.
Il n’a pas le temps de sauter au plafond qu’aussitôt déboule un journaliste bolivien que j’imagine en imper beige et chapeau mou (mais il n’est pas exclu qu’il fît couleur locale et fût vêtu d’un simple poncho), une Chesterfield à la bouche, un stylo dans la main droite, et dans la gauche le petit carnet à spirale qui a tant fait pour le recrutement des jeunes gens dans la presse. Une réaction, señor Gary ? Señor Gary jubile, il voudrait s’accroupir et danser la kalinka. Il est tellement heureux, si vous saviez. C’est une joie intense, violente, comme il en a peu éprouvé, une joie excessive qu’il laisserait volontiers éclater au grand jour. Et puis il se rappelle qu’il est diplomate, ancien combattant de la France libre, compagnon de la Libération. Il a été décoré par le Général en personne. Sous l’Arc de triomphe. Alors il se ressaisit, et avec une voix pleine de componction il dit simplement, je suis heureux.
Et puis il ajoute qu’il va prendre un avion dès que possible. Qu’il attend le prochain bulletin météo. Le journaliste lui demande quand il est né, où il est né, ses origines. En 1914, dit Gary qui reprend son pipeau : en Russie, d’un père acteur et d’une mère française. Le journaliste note. Gary se marre in petto. Ses premières lectures ? À onze ans il a lu le Quichotte, à douze La Chartreuse mais il n’a rien compris. Ses influences littéraires ? Malraux, Gogol et Kessel. Pas Balzac ? Non, il me cause une sorte d’horreur. Et aujourd’hui que fait-il, en dehors de l’écriture ? Consul général, monsieur. Écrivain diplomate. Comme Giraudoux. Comme Saint-John Perse. Comme Paul Morand. Et puis il se ravise : enfin, pas tout à fait comme Saint-John Perse. Et encore moins comme Paul Morand. Est-ce qu’il trouve la Bolivie à son goût ? Bien sûr : il y a des lamas, des Indiens, des plateaux arides, des neiges éternelles, des villes mortes, des aigles, des vallées tropicales, des chercheurs d’or, des papillons géants et des ponchos boliviens, comment ne pas aimer ce pays ? Et ce roman, alors, demande le journaliste, ça parle de quoi ? Comment ça, lui dit Gary qui s’amuse, vous ne l’avez pas lu ? C’est que, répond le journaliste un peu confus, je n’ai pas eu le temps. Bien, se dit Gary qui voit là une occasion de lui jouer un mauvais tour : ça parle d’un chasseur d’éléphants. Parfait, muchacho, pense le journaliste, je n’aurai pas à me farcir tes quatre cent quarante-trois pages pour rendre mon papier. Muchas gracias, conclut-il en serrant la main de l’écrivain, et bon retour à Paris. Sur quoi il rabat son carnet, capuchonne son stylo, ajuste son chapeau et tourne les talons.
Et puis Gary redevient Kacew. Il redevient le petit Roman et il se souvient de la cour de l’immeuble à Wilno. Des rahat-loukoums. Du regard d’un petit homme plongé dans le sien avec une muette supplication. Alors il pose le pipeau (mais le pose-t-il vraiment ?), et surtout, dit-il au journaliste en le retenant par la manche de son imper (de son poncho ?), surtout n’oubliez pas d’écrire qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny.