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J’ignore si la requête fut entendue. Je sais seulement que le lendemain, en Une, les journaux boliviens titrèrent, sans préciser qu’il s’agissait là d’un écrivain français : Premio Goncourt aquí – « Le prix Goncourt est ici ». Et que son livre évoquait la vie d’un chasseur d’éléphants.
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J’ignore même si Gary a bel et bien retenu le journaliste par la manche. Mais je me plais à penser qu’une jeune fille de Potosí ou de La Paz venue rendre visite à sa grand-mère un après-midi de soleil froid comme il peut l’être là-bas tout au long de l’année, fouillant une malle de photos et de lettres, puisse tomber fortuitement sur une pile de vieux journaux, en extraire un au hasard, l’ouvrir au hasard, y lire en lettres capitales ce nom de ROMAIN GARY qui peut-être lui dit vaguement quelque chose, et là-dessous, en minuscules, cet autre nom qui à coup sûr ne lui dit rien, étrange et princier, majuscule, étincelant, d’un certain señor Piekielny.
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J’ignore enfin ce qu’aurait dit Mina Kacew en apprenant que son fils avait eu le Goncourt. Quand il publia pour la première fois, « imprimée sur toute une page, avec son nom en caractères bien gras », une nouvelle dans Gringoire – du temps où « le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire » commençait à peine à devenir le torche-cul qu’il deviendrait totalement par la suite –, sa mère glissa dans son sac le fameux numéro pour ne plus jamais s’en séparer, l’emportant même avec elle au marché de la Buffa : « À la moindre altercation, écrit Gary dans la Promesse, elle le sortait de là, le dépliait, fourrait la page ornée de mon nom sous le nez de l’adversaire, et disait : – Rappelez-vous à qui vous avez l’honneur de parler ! Après quoi, la tête haute, elle quittait triomphalement le terrain, suivie par des regards éberlués. »
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(J’étais sur le point d’achever l’écriture de ce livre quand, un dimanche d’octobre, j’allai rendre visite à mes parents. Ce jour-là se tenait la Grande réderie d’Amiens, un immense vide-greniers où l’on trouve de tout et de rien, surtout de rien, mais savait-on jamais : je décidai d’y faire un tour. Des milliers d’exposants vendaient pour trois francs six sous des objets de toutes sortes – vêtements d’occasion, DVD visionnés, faïence ébréchée, renards empaillés, et même, j’en ai vu, sex toys usagés –, et j’allais partir quand, sur une planche en bois montée sur tréteaux recouverte d’une bâche en plastique transparent – il faisait presque beau : il pleuvinait –, je vis, entre deux babioles et trois bibelots, une énorme collection de Gringoire. Je savais qu’en 1935 un jeune homme de vingt ans du nom de Romain Kacew y avait publié deux nouvelles, et qu’il s’agissait là de ses premiers écrits. Alors je commençai à fouiller le tas de journaux, d’abord sans trop y croire puis en y croyant de plus en plus, tournant chaque page de chaque exemplaire de l’année 1935 devant le regard indifférent puis curieux, puis déconcerté de l’exposant – que pouvais-je donc chercher dans ces vieilleries avec un tel empressement ? –, quand, au bout d’une trentaine de minutes, dans la partie inférieure droite de la page 13 du no 342, daté du vendredi 24 mai 1935, vendu 0,75 franc et tiré à 476 500 exemplaires, je tombai sur cette publicité :
Gagnez du poids en trois semaines
Depuis trois semaines que j’ai pris la première boîte de Florentol, j’ai noté une augmentation de trois kilos, écrit Mlle V…, Blois (L.-et-Ch.). Le Florentol, composé de plantes et absolument inoffensif, étoffera votre silhouette, remplira vos joues creuses, fera disparaître vos salières. En même temps que votre poids augmente, vos forces seront accrues. La boîte de 30 cachets : 16 francs. La cure complète (120 cachets) : 55 francs. Envoi franco par les Laboratoires P. Florentol, 11 ter, avenue de Ségur, Paris. Bochure gratis.
La lisant près d’un siècle plus tard, à l’époque des régimes minceur et du triomphe de la silhouette famélique, je la trouvai si cocasse que je faillis ne pas remarquer, juste au-dessus, « en caractères bien gras », le nom de KACEW : je tenais dans les mains Une petite femme, sa nouvelle « imprimée sur toute une page ». J’exultai comme si je venais de découvrir le trésor de Rackham le Rouge, demandai à l’exposant quel était son prix – une somme si dérisoire que je lui en donnai le double et vis passer dans ses yeux une lueur d’effarement, un je-ne-sais-quoi de « décidément ce type est un fou » –, et je m’en allai heureux, léger, mon exemplaire de Gringoire sous le bras, jubilant comme Mina Kacew avait jubilé dans les travées du marché de la Buffa, à Nice, au printemps 1935.)
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Si l’on en juge par la réaction démesurée de sa mère pour une simple nouvelle dans un hebdo, on peut se demander jusqu’où elle serait allée en apprenant qu’on avait décerné à son fils le plus prestigieux des prix littéraires. Elle aurait eu soixante-dix-sept ans, cette année-là. À cet âge, on n’a plus l’exultation tapageuse de la jeunesse, mais on peut encore sortir les bras en l’air devant l’hôtel-pension Mermonts, la mine triomphante, les larmes aux yeux et dans les yeux le feu sacré de la revanche, s’appuyer d’une main sur le pommeau de sa canne et de l’autre esquisser le V de la Victoire, puis remonter tout le marché de la Buffa, en gueulant d’une voix enrouée, je vous l’avais bien dit, avant de marcher vers la plage, s’allonger les pieds dans l’eau et se laisser enivrer par le soleil, bercer par le ressac, caresser par l’écume, avec juste ce qu’il faut de vagues pour un supplément de frissons, regarder au loin, là où les bleus se délayent, où l’immensité de la mer rejoint l’infini du ciel, puis fermer les paupières et s’endormir, pour toujours s’endormir dans l’ivresse du devoir accompli, le visage calme, serein, ennobli du sourire de ceux qui s’éclipsent le cœur léger, avec pour solde de tout compte la justification d’une vie.
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Et qu’aurait dit ma mère si je l’avais soutenue, cette thèse à laquelle je me suis dérobé ? Aurait-elle improvisé une danse de la joie devant les yeux écarquillés du jury ? Après le blocage de la fac, je n’allais plus en cours mais je passais, chaque année, consciencieusement les examens. Un mois de révisions intensives me suffisait à faire illusion, et le reste du temps je lisais, j’écrivais. Après trois ans de labeur, j’envoyai un manuscrit à vingt maisons d’édition dont j’attendais vingt fois la gloire et vingt fois la fortune : ce furent vingt lettres de refus. Tu vois, dit ma mère, que l’écriture n’est pas pour toi. Et elle m’enjoignit de laisser là ces chimères, de regagner ce qu’elle appelait le droit chemin du droit. Elle avait peut-être raison : à le relire aujourd’hui, ce manuscrit, je m’étonne qu’aucun éditeur, par lettre recommandée avec accusé de réception, ne m’intimât l’ordre d’arrêter d’écrire sur-le-champ (j’imagine l’argument : Pour votre bien, jeune homme, et pour celui de la littérature).