Puis j’emménageai à Lyon pour y jouer au hockey ; je lisais toujours avec frénésie, mais pendant plus d’un an je fus incapable d’écrire une ligne et, du coup, comme j’avais un peu de temps, je commençai une thèse sur L’exécution des sentences arbitrales internationales face à l’immunité d’exécution des États (moi non plus, je ne sais pas vraiment de quoi il s’agit). À tous ceux qu’il lui arrivait de croiser, ma mère parlait de son fils docteur en droit, futur docteur, corrigeait-elle dans un souci de déontologie personnelle, enfin, ajoutait-elle, ce n’est qu’une question de temps : sa thèse est bientôt finie (ce qui bien sûr était faux). Et puis elle ne manquait jamais de préciser : il donne même des cours à la fac (ce qui pour le coup était vrai). Je me souviens encore de ce lundi matin d’octobre, où pour la première fois je me trouvai non pas dans une classe, mais devant une classe. J’avais vingt-trois ans, mes étudiants un peu moins ; je dus revêtir un costume pour me vieillir symboliquement. La moyenne d’âge, ce jour-là, fut sensiblement augmentée par la présence d’une jeune fille sexagénaire : elle s’était levée au beau milieu de la nuit, et elle avait fait la route Amiens-Lyon d’un seul trait pour assister à ce qu’elle appelait « ma leçon inaugurale », en vérité un cours de TD de droit international privé d’une heure et demie, devant une trentaine d’étudiants dont la moitié s’endormit avant la fin.
Aux plus méritants d’entre eux j’offrais des livres, avec l’espoir secret de les voir abandonner le droit pour des chemins de traverse – la littérature en est un. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et puis mon barème de notation s’ébruita, remonta jusqu’aux oreilles du doyen, dans le bureau duquel je fus convoqué. On me dit, dit-il, que vous faites réciter à vos étudiants des poèmes de Baudelaire, Lamartine et Rimbaud, que ces poèmes leur rapportent des points de bonus, et que ces points augmentent sensiblement leur moyenne, est-ce bien vrai ? Oui, dis-je, je plaide coupable. Il ne vous aura pas échappé qu’ici, reprit-il, c’est une faculté de droit, pas le Cercle des poètes disparus. Imaginez un instant qu’un étudiant s’estimant lésé porte l’affaire devant les tribunaux : cela pourrait nuire à notre réputation. Et moi, demandai-je naïvement, qu’est-ce que j’encours ? Pas grand-chose, dit-il, tout au plus un euro symbolique, en réparation du préjudice moral. Alors j’en donnerai deux, dis-je. En prévision.
Il n’y eut pas de procès. On me laissa toutefois entendre que je ferais mieux d’abandonner momentanément ma charge de cours pour me consacrer tout entier à ma thèse. Ce que je fis quelques mois, avant de délaisser peu à peu la doctrine, les notes de jurisprudence, les codes et les traités : je m’étais remis à écrire. Deux ans plus tard, j’envoyai mon manuscrit au no 5 de la rue Sébastien-Bottin. J’étais à l’aéroport de Lyon, en salle d’embarquement, quand je reçus un mail de Jean-Marie Laclavetine, éditeur chez Gallimard. Je le lus d’un seul trait, sur le petit écran de mon téléphone, en tremblant, le souffle coupé. Puis je le lus à nouveau, lentement, ligne après ligne : j’allais être publié dans la Blanche. L’hôtesse de l’air, à qui je présentai mon billet, voyant mes yeux embués de larmes et croyant y déceler une phobie de l’avion, me dit de ne surtout pas m’inquiéter, le vol allait bien se passer. Quand quelques jours plus tard je lui annonçai la nouvelle, ma mère pleura, elle aussi. Des larmes de tristesse. Elle me regarda longtemps, consternée, puis elle secoua la tête avant de lâcher : Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
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Ce premier livre reçut quelques prix littéraires – pour des raisons que je ne m’explique pas mais ce sont, paraît-il, des choses qui arrivent. Je n’en tire aucune gloire, d’autres auteurs les méritaient tout autant ; je fus le plus chanceux, voilà tout. Pour autant je ne boudai pas mon plaisir : je n’avais pas de quoi m’acheter un appartement rue du Bac (ou alors, au prix de l’immobilier dans le VIIe arrondissement, trois mètres carrés tout au plus), mais je pus m’offrir un scooter – qui me fut dérobé deux ans plus tard, quelques jours seulement après avoir déménagé, ce qui m’épargna la corvée administrative du changement d’adresse sur la carte grise.
L’un de ces prix – à dire vrai ce n’était pas vraiment un prix mais une bourse, c’est-à-dire un prix par anticipation pour un livre encore à l’état de limbes dans l’esprit de l’auteur – était plutôt bien doté (disons un bon mètre carré). J’étais en lice avec deux jeunes écrivains – qui sont aussi des amis : l’un s’appelle Arthur, l’autre, vous le connaissez, Clément. Trois minutes avant la proclamation, nous fîmes une sorte de pacte : le lauréat reverserait une partie de ses gains aux deux autres. J’empochai la mise et, comme convenu, m’acquittai de la promesse : quelques jours plus tard, les deux candidats malheureux trouvèrent chacun dans leur boîte aux lettres un chèque signé de ma main. L’un s’offrit une machine à laver, l’autre une nuit en compagnie d’une call-girl (et que l’on ne compte pas sur moi pour dire qui a fait quoi, jamais je n’avouerai que les vêtements d’Arthur sont toujours impeccables). Ma mère accueillit la nouvelle avec circonspection : Une bourse ? Pour écrire ? Et le droit ?
Un autre prix, dit de la Vocation (un demi-mètre carré), me fut décerné depuis le toit-terrasse d’une grande entreprise sur les Champs-Élysées, avec vue sur l’Arc de triomphe. Ma mère s’épargna le déplacement : Ton Gary a été décoré par de Gaulle sous l’Arc de triomphe, et tu te contentes d’une vue sur l’Arc de triomphe ? Tu parles d’un triomphe ! Et ta seule vocation, c’est le droit.
Une fois, cependant, elle fit l’aller-retour Amiens-Paris. J’étais reçu ce jour-là sous la Coupole, où l’Académie française devait solennellement me remettre un bon quart de mètre carré. J’arrivai en retard quai de Conti, ma cravate à la main (je n’ai jamais su les nouer), et je retrouvai mon père qui me fit un nœud en bonne et due forme, entre deux rangées de gardes républicains sabres au clair, sous le battement des tambours. Ma mère était déjà à l’intérieur. Elle cherche quelqu’un, me dit mon père qui n’en savait pas plus – mais peut-être était-il de mèche avec elle. La cérémonie fut suivie d’un buffet. S’y trouvaient les lauréats, leurs familles et amis, les académiciens, en habit vert et bicorne, et ma mère, toujours aux aguets. Elle manigançait quelque chose. Je lui demandai si tout allait bien. Oui, oui , fit-elle, évasive, éludant ma question. Apparut alors Jean-Christophe Rufin. Il n’était pas seulement académicien. Pas seulement écrivain. Il avait fait des études, lui. Et de longues, avec ça. Médecine. Neuf ans au bas mot. Un type bien. Ma mère se rua sur lui : Dites à mon fils que la littérature, d’accord, mais qu’il devrait plutôt terminer sa thèse de droit. Je décidai ce jour-là d’abandonner ma thèse pour de bon.
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Quand Gary fin décembre rentre enfin de La Paz, on le fête. Il descend à l’hôtel Pont Royal, tout près des éditions Gallimard. On le reconnaît dans la rue, les serveurs de chez Lipp lui donnent du Monsieur le Goncourt, il a tout Paris, quasiment tout Paris à ses pieds chaussés de Weston parfaitement lustrées, et comme cela, ma foi, n’est pas pour lui déplaire, il se dit pourquoi ne pas inviter tout ce beau monde à dîner ? Tout Paris débarque alors chez Jean de Lipkowski, boulevard Saint-Germain. De ce dîner je crois savoir à peu près tout ce qui peut être su : les vêtements que Gary portait ce soir-là, la couleur du tailleur de sa femme, le discours qu’il prononça, ses traits d’humour et ses coups de gueule, sa critique de la critique, le nombre et les noms des convives, ceux qui étaient invités mais ne sont pas venus (Albert et Jean-Paul), ce qui leur fut servi à manger et à boire, sous quels lustres, à quel étage et à quelle heure, et si j’en avais envie je pourrais tout à fait vous y emmener, à ce dîner, mais bon, ces soirées m’ont toujours un peu ennuyé et je suis déjà dans mon lit.