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Comme tout un chacun l’écrivain reçoit du courrier, principalement des appels à cotisation mais parfois, cela arrive aussi, des lettres de lecteurs. La plupart sont flatteuses ; d’autres le sont un peu moins : on lui explique, point par point, avec exemples à l’appui, pourquoi on a détesté son livre, combien on s’est ennuyé à sa lecture, comment il aurait fallu qu’il procédât ; d’autres encore n’ont rien à voir avec ses livres : requêtes diverses et variées (j’écris, moi aussi, comment me faire éditer ?), questions intrusives (vous êtes célibataire ?), demandes en mariage assorties de photos dénudées, d’un post-scriptum équivoque (P.-S. : Vous êtes verseau et je suis vierge – une seule de ces deux assertions a trait à l’astrologie) ou beaucoup moins équivoque (P.-S. : J’ai rêvé, la nuit dernière, de votre plume dans mon petit encrier). D’autres enfin lui donnent des détails sur la mort de son père.

Ce fut le cas pour Gary, peu après son Goncourt : « Parmi les lettres qui m’étaient parvenues à cette occasion, il y en avait une qui me donnait des détails sur la mort de celui que j’avais si peu connu. Il n’était pas du tout mort dans la chambre à gaz, comme on me l’avait dit. Il était mort de peur, sur le chemin du supplice, à quelques pas de l’entrée. La personne qui m’écrivait la lettre avait été le préposé à la porte, le réceptionniste – je ne sais comment lui donner un nom, ni quel est le titre officiel qu’il assumait. Dans sa lettre, sans doute pour me faire plaisir, il m’écrivait que mon père n’était pas arrivé jusqu’à la chambre à gaz et qu’il était tombé raide mort de peur, avant d’entrer. Je suis resté longuement la lettre à la main ; je suis ensuite sorti dans l’escalier de la NRF, je me suis appuyé à la rampe et je suis resté là, je ne sais combien de temps, mon titre de chargé d’affaires de France, ma croix de la Libération, ma rosette de la Légion d’honneur, et mon prix Goncourt. J’ai eu de la chance : Albert Camus est passé à ce moment-là et, voyant que j’étais indisposé, il m’a emmené dans son bureau. L’homme qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là, il devint mon père, à tout jamais. »

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En vérité, jamais Gary n’a reçu cette lettre. Son père n’est pas mort de peur sur le chemin de la chambre à gaz, comme il l’a si souvent prétendu.

D’Arieh-Leïb Kacew il existe quelques photos, dont l’une fut prise à l’époque où les mères apprennent à situer les Dardanelles et la Marne, la Somme et Verdun, les champs de betteraves et d’obus d’où leurs fils ne reviennent pas – ou s’ils reviennent, c’est un bras en écharpe, une jambe en charpie, la gueule cassée, le cœur de pierre et le corps garni de plomb. Lui est sur un autre front, à l’est, tout près des champs de bataille cosaques, en regard duquel les champs de bataille cosaques étaient des aires de jeux d’enfants. C’est un homme encore jeune, mobilisé dans l’armée russe impériale parmi vingt millions d’autres hommes encore jeunes. Il pose fièrement de trois quarts, la casquette à visière de cuir un peu de travers, les mains dans les poches de sa capote en gros drap, l’embonpoint sous le ceinturon et le torse bombé, l’œil dur encore trop doux pour la guerre. Il ne sourit pas. Cette photo, sans doute l’a-t-il glissée dans une enveloppe qu’il a aussitôt envoyée à sa femme, accompagnée peut-être d’une lettre dans laquelle il leur faisait mille baisers, à elle et à leur fils, tout en sachant que la lettre serait lue et la photo pieusement conservée, mais ne sachant pas que plus tard, après la guerre, l’autre guerre (puisqu’il y en aurait une seconde, non moins sauvage ni cruelle), au dos de cette photo, le fils écrirait ceci, en prenant soin de souligner trois fois le mot père : « Photo de mon père Léon Kacew, pendant son service militaire en Russie. Il est mort sur le chemin de la chambre à gaz. »

Et pourtant ce n’est pas vrai. De ce père, je ne sais comment parler. J’ai longtemps repoussé l’écriture de ce passage : je ne trouvais pas le ton juste. Y en a-t-il seulement un ? Je me contenterai d’être factuel. Début 1925, Arieh-Leïb Kacew quitte Mina, la mère de Roman, pour Frida Bojarski, dix-sept ans de moins qu’elle. De cette union naissent deux enfants : Valentina, début juin 1925, et Pavel, en mars 1926. À la même époque, Roman et sa mère quittent Wilno pour Varsovie, puis pour Nice. Les années passent, et c’est la guerre : dans le ghetto de Wilno, pour échapper aux sélections, Leïb se fait ramoneur et se rajeunit de dix ans. Au mois de septembre 1943, Frida, Valentina et Pavel sont déportés au camp de Klooga, en Estonie. En septembre 1944, l’Armée rouge approchant, les nazis liquident le camp. Plus de deux mille prisonniers sont tués, certains d’une balle dans la nuque, d’autres arrosés d’essence et brûlés vifs. Parmi eux, Frida, quarante-huit ans, Valentina, dix-neuf ans, et Pavel, dix-huit ans.

Je ne sais si Gary détestait son père au point de lui ravir sa mort, ou si au fond il l’aimait secrètement, s’il l’aimait comme il le détestait, et si refusant de passer sa mort par pertes et profits il refusa tout autant de la raconter telle qu’elle fut. Mais il n’est peut-être pas inutile de rétablir la vérité : son père est mort en 1943 dans la forêt de Ponar, à dix kilomètres de Wilno, des mains d’un petit fonctionnaire de la Shoah préposé aux balles dans la nuque au bord d’une fosse, serviteur zélé de ces escadrons qui dans la langue des nazis – celle de Schiller et de Goethe et des Lieder et de la Neuvième Symphonie – endossaient le nom dont l’écho inlassablement nous écorche la gueule et nous arrache le cœur : Einsatzgruppen.

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Début septembre 1939 dans la cour de la Grande-Pohulanka on ne parlait pas encore allemand. On parlait surtout polonais, yiddish, hébreu, un peu de russe mais pas trop. Or bientôt, du russe, on allait en entendre beaucoup, ce qui n’était pas du goût des habitants de Wilno : des rouges en kaki allaient s’installer dans leur ville, y séjourner longuement, et dire des mots comme vodka et chapka (je parle un peu le russe, comme on voit), tous les jours de la semaine y compris le dimanche qui s’écrit воскресенье. L’année 1939, justement, avait commencé un dimanche et ce dimanche, injustement, ceux qui à Wilno prédisaient une année difficile furent invités à garder pour eux leur avis. Les choses, n’est-ce pas, allaient finir par s’arranger ?

Pas vraiment. La paix n’était pas au programme. D’accord, fin 38 à Munich on lui avait sorti la tête hors de l’eau mais enfin, on l’y avait replongée aussi vite. Si vis bellum, para bellum. On l’avait voulue, cette guerre, on s’y était préparé comme il faut, si bien qu’aux pactes de non-agression avaient succédé des pactes d’assistance mutuelle en cas d’agression, résultat, quelques mois plus tard l’Allemagne occupait la Bohême-Moravie, la Hongrie occupait la Ruthénie, et sous les lambris dorés des chancelleries les diplomates occupaient leurs journées à s’échanger des missives : Fallait-il (vivement) déplorer, (résolument) regretter, ou (fermement) condamner les agissements du moustachu de Berlin ?