Et puis il y avait eu le fameux Pacte germano-soviétique, aux termes duquel rouges et bruns s’engageaient publiquement, en cas de conflit, à ne pas intervenir l’un contre l’autre, et en vertu duquel, en cas de victoire, ils se partageaient secrètement les parts du gâteau. Ce 23 août 1939, Ribbentrop et Molotov burent un pot de l’amitié. Prost !, dit l’un, sur quoi l’autre avait rétorqué : Za vashe zdorovie ! Les deux avaient souri et maintenant, aux Juifs de trinquer.
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« Les exclamations fusaient de toutes parts. La foule gronda et prit conscience de sa force » (…) “Qu’on pende toute la juiverie ! cria-t-on dans la foule. (…) Qu’on les noie tous dans le Dniepr, les païens maudits !” (…) Ces mots, lancés par quelqu’un dans la foule, passèrent comme un éclair sur toutes les têtes, et la foule se rua vers les faubourgs, décidée à massacrer tous les Juifs. (…) Les Juifs furent empoignés à bras-le-corps et on commença à les précipiter dans les flots. Des hurlements de détresse s’élevaient de toutes parts, mais les rudes Zaporogues ne faisaient que rire en voyant s’agiter désespérément des jambes juives chaussées de savates et couvertes de bas. »
Ces passages sont tirés de Taras Boulba, le premier roman de Gogol. La quatrième de couverture, dans l’édition que j’ai lue (laquelle en quelques lignes, au mépris du plaisir du lecteur, dévoile la totalité de l’intrigue), commence par nous apprendre qu’il s’agit d’un « épisode imaginaire de la lutte des Cosaques contre les Polonais dans l’Ukraine du XVIIe siècle ». Mais si l’on remplace le Dniepr par la Vilnia, et qu’aux « rudes Zaporogues » on substitue les Polonais, ils pourraient tout aussi bien s’appliquer, ces passages, à Vilnius en avril 1919 quand, l’infanterie polonaise ayant repris la ville aux Soviets, les maisons juives furent pillées, les magasins saccagés, les cimetières profanés, cependant que les Juifs étaient soumis à divers raffinements de torture, défenestrés, brûlés vifs ou noyés dans la Vilnia, les mains liées dans le dos – trois fois rien, au regard de ce qui allait arriver.
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Moins d’un mois après le Prost ! suivi du Za vashe zdorovie !, l’Allemagne avait envahi la Pologne, la France et la Grande-Bretagne avaient déclaré la guerre à l’Allemagne, et les Soviets étaient entrés dans Wilno. La guerre, Piekielny connaissait. Il l’avait vue de près, en 14. C’est elle, peut-être, qui l’avait jeté dans Vilna, à moins que ne s’y trouvant déjà il y fût resté, vivant de rien, de charité, d’un peu de pain, d’un peu de kvas qui fait office de pain quand le pain vient à manquer, à moins encore qu’il ne fût de ces mineurs westphaliens, envoyés plus souvent de force que de gré se noircir la gueule par cent mètres de fond sous la terre de la Ruhr, ou qu’il ne se fût improvisé docker dans l’un des ports de la Baltique, où le beau livre d’Henri Minczeles m’apprend que pour trente pfennigs par jour vous pouviez charger puis décharger des cargaisons, à moins peut-être qu’il ne fût moins chanceux et fît partie du bataillon de cinq mille recrues juives « semblables à des bagnards, vêtues de guenilles, escortées par des gendarmes », chargées d’« abattre des arbres, les dégager, les acheminer dans des clairières », à moins enfin qu’on ne l’eût expédié sur le front, qu’il ne fût, comme le père du petit Roman, de ces jeunes hommes arrachés à leurs mères, à leurs femmes – si dans leur malheur ils avaient connu ce bonheur ineffable –, parmi ces gamins de vingt ans qui dans leurs mains calleuses n’avaient jamais tenu qu’une faux, et qui bientôt furent chaussés de brodequins, coiffés d’un képi, harnachés d’un havresac, encombrés de tout un barda et encouragés à boucher de leurs poitrines héroïques l’embrasure des canons ennemis, avec dans leurs mains tremblantes un simple fusil prolongé d’une baïonnette – et si tel fut le cas, dans quelle mesure avaient-elles tremblé, ces mains, quand ayant mis en joue un casque à pointe on l’avait sommé de tirer ? On ne le saura jamais. Mille histoires peuvent être tramées mais la guerre, c’est certain, Piekielny connaissait, et elle pouvait recommencer, la guerre, rien ni personne – pas même les Soviets – ne l’empêcherait de ne pas jouer du violon en regardant les étoiles.
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Pressentant le coup de Jarnac qu’ils n’avaient pas encore appris à nommer Opération Barbarossa, les Soviets, au printemps 1941, commencèrent à déporter massivement en Sibérie : rien qu’à Wilno ils furent trente mille – dont six mille Juifs – à être envoyés vers l’est comme « éléments antisoviétiques » – la définition étant assez vague pour englober ceux qui l’étaient farouchement, ceux qui l’étaient modérément, ceux qui ne l’étaient pas mais qui étaient susceptibles de l’être, et l’élargir à ceux qui avaient joué de malchance, qui faute d’un portemanteau avaient posé leur chapka sur un buste de Lénine, ou qui avaient fait en public une remarque inoffensive sur la longueur des moustaches du Père des peuples, au point que nul n’étant à l’abri, personne ne pouvant être assuré d’échapper au Goulag, tous s’accordaient pour dire qu’un jour ou l’autre ils seraient du voyage : il y avait d’un côté ceux qui pensaient qu’on les mettrait dans des wagons à bestiaux, direction la Sibérie ; et de l’autre ceux, moins optimistes, persuadés qu’on les y enverrait à pied. Mieux valait en rire qu’en pleurer, alors on racontait des blagues là-dessus, comme celle, bien connue, qu’a dû entendre Piekielny au mois de juin 1941, de ces trois prisonniers du Goulag qui discutent entre eux :
— Dis-moi, camarade, comment t’es-tu retrouvé ici ?
— À cause du boulot, dit le premier. Un matin, je suis arrivé en retard : j’ai pris dix ans de travaux forcés pour sabotage au profit de l’ennemi.
— Moi, dit le deuxième, je suis arrivé en avance : j’ai pris dix ans pour espionnage au profit de l’ennemi. Et toi ?
— Oh moi, dit le troisième, tous les matins j’étais à l’heure.
— Et alors ?
— Alors j’ai pris dix ans pour conformisme petit-bourgeois.
Et j’aurais pu l’y envoyer, en Sibérie, mon Piekielny, j’aurais pu le faire monter dans les convois s’ébranlant depuis Wilno pour les plaines blanches de la taïga où les troncs des bouleaux étaient blancs, eux aussi, mais pas de neige, blancs parce que les zeks affamés en grattaient l’écorce qu’ils mangeaient, avant de s’effondrer dans ces baraques où l’on s’entassait du sol au plafond sur un minable châlit, pauvres baraques en bois cernées de barbelés, de miradors où logeait Dieu qu’en ce temps-là on aurait vainement cherché dans les bulbes ou les branches des étoiles, j’aurais pu, oui, mais de tout cela je veux l’épargner car c’était un frileux, Piekielny, alors je l’abandonne ici, dans la cour de la Grande-Pohulanka sous les nuages rouges et bruns qui s’amoncellent au-dessus de Wilno, et je reviens à Gary qui me parle.
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C’est qu’il aimait parler, Gary. Surtout de lui. À la radio, à la télé, aux oreilles des jeunes filles sur l’oreiller, au café entre amis ou à sa mère, ad patres in petto. Il m’arrive de rêver que j’étais à Paris dans les années 60, disons en 63, au début de l’automne, et qu’il était mon ami.