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Et puis il m’aurait dit mille autres choses, son abandon momentané de la Carrière, ses déboires au théâtre, ses envies de cinéma, les tournages de sa femme, enfin, ma future femme, aurait-il précisé, son voyage en Inde et celui au Japon, sa dernière lubie pour la peinture, le festival de Cannes, Sophia Loren et Romy Schneider, ses lectures, Gogol, encore et toujours, mais enfin, aurait-il conclu au bout d’une heure à ne parler que de lui, assez parlé de moi. Tu as lu mon dernier livre ?

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Toutes ces phrases, quasiment toutes ces phrases que je mets dans sa bouche, il n’est pas impossible qu’il les eût prononcées : la plupart sont de sa main, on peut les trouver dans ses écrits. Quant à ne parler que de lui pour finir par « assez parlé de moi » avant d’enchaîner sur ses livres, il était coutumier du fait. Alors pour l’emmerder je ne lui aurais pas dit un mot de son livre, non, je lui aurais simplement demandé : Tu as vraiment rencontré Kennedy ?

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C’est un soir de juillet 1963 dans la Maison-Blanche, le wedding cake de la Pennsylvania Avenue, à Washington D.C. Autour de la table ils sont censés être six : John Fitzgerald Kennedy, dit Mr President, sa femme Jacqueline, dite Jackie, le rédacteur de ses discours Richard Goodwin, dit Dick, accompagné de son épouse Sandra, dite Sandy, Roman Kacew, dit Romain Gary, et Jean Seberg, dites donc, où sont-ils ces deux-là ?

La veille au soir on a prévenu l’écrivain et la star hollywoodienne que l’homme le plus puissant du pays le plus puissant au monde les attendrait chez lui le lendemain, à 20 heures tapantes. Ne soyez pas en retard, les a-t-on mis en garde, la ponctualité est la politesse des rois, et le président des États-Unis à sa façon en est un. Pas d’inquiétude, a répondu Gary, nous serons même en avance, et le jour J à l’heure dite ils ne sont pas encore là. Kennedy consulte sa montre – une Omega en or jaune, dix-huit carats, gravée à son nom – dont l’aiguille indique 20 h 05. Bon, pense-t-il, ils ne manquent pas de culot, ces deux-là. À 20 h 10 il fait les cent pas dans le Bureau ovale. Il y a là un drapeau américain, un globe sur trépied, une maquette de voilier, des dents de requin, deux trois bibelots présidentiels, un téléphone qui n’est pas rouge, quelques dossiers confidentiels et John-John, chut ! caché sous le bureau. À 20 h 15, de retour dans le salon il tape au sens propre du poing sur la table (trois secondes plus tard, Alexander M. Irlesse, sismologue à Perth, enregistre une secousse infime). Il vaut mieux pour eux qu’ils aient une bonne excuse, se dit Kennedy à 20 h 20. À 20 h 30, leur seule excuse, c’est d’être morts. Pas de chance, ils sont encore en vie et finissent par arriver, un peu gênés mais enfin, les embouteillages, vous savez… Kennedy s’apprête à les tancer vertement, et puis il voit le sourire de Jean, la fossette de Jean, les yeux bleus de Jean, les seins de Jean et surtout, surtout le petit cul de l’actrice parfaitement moulé dans son… Jean, dit Gary à sa fiancée, tirant le Président de sa rêverie, raconte à nos hôtes ce qui nous est arrivé à New York. C’est tout bête, dit-elle, nous avons raté notre avion : nous pensions que le vol pour Washington partait de LaGuardia alors que c’était d’Idlewild, explique-t-elle, candide, à JFK – qui n’est pas encore le nom de l’aéroport. Nous sommes vraiment confus, ajoute-t-elle, essoufflée. Ce n’est rien, ce n’est rien, répond Kennedy qui reprend ses esprits, et puis il les invite à rejoindre le reste des convives au salon. Après vous, fait-il en leur indiquant le chemin. Quel gentleman, se dit Jean en passant devant lui. Quel cul, se dit John en la voyant passer, cinq pieds deux pouces juchés sur des talons. Quelle histoire, se dit Gary qui pense à sa mère. Si seulement elle me voyait ici, habillé comme un lord, la plus belle femme du monde à mon bras et à la table d’un roi, elle reniflerait bruyamment, pleine de satisfaction, et puis d’un geste théâtral, sans lâcher sa Gauloise, elle ouvrirait ses petits bras grands comme le monde, et alors elle attendrait que son fils s’y réfugie pour le couvrir de baisers. Victor Hugo, dirait-elle, les larmes aux yeux. Mon fils est devenu Victor Hugo !

Mais elle est morte, continue à se dire Gary, et je ne suis pas Victor Hugo. Je ne suis qu’un vulgaire… Écrivain, dit Kennedy voyant Gary perdu dans ses pensées, moi aussi, j’aurais voulu être écrivain ! Je veux dire, n’être que cela. Car j’écris, vous savez. Je viens d’ailleurs de mettre le point final à un livre. Le précédent, fanfaronne-t-il, a remporté le Pulitzer. L’équivalent, je crois, de votre prix Gun-coort. Et il lui parle du titre (Profiles in Courage), du genre (biographie), du sujet (le courage politique de huit sénateurs américains), de la date de parution (1956), de l’éditeur (Harper & Brothers), du nombre de pages (deux cent soixante-douze), mais il omet toutefois de préciser qu’il n’en a pas écrit une ligne (il ne veut pas l’assommer de détails). Ah, fait Gary qui n’est pas dupe, nous sommes donc là entre collègues. Vous lisez beaucoup ? demande-t-il au Président. Oui, dit Kennedy. Des auteurs français ? Oui, dit Kennedy, j’ai d’ailleurs sur mon bureau un petit livre de… Vous savez, cet écrivain qui s’est tué sur la route, il y a trois ou quatre ans… Ils étaient deux dans la voiture… Damn, lâche-t-il, son nom m’échappe. Albert Camus, dit sa femme qui s’immisce dans la conversation. Et puis elle ajoute : Merci qui ? Merci Jackie. Et Michel, continue Gary, Michel Gallimard, le neveu de Gaston, mon éditeur : c’est lui qui tenait le volant.

Bien, continue Kennedy qui ne veut pas s’appesantir sur le sujet – il a d’autres chats à fouetter que la mort (on est à mille cent trente miles et quatre mois de Dallas, mais lui est à mille lieues d’y penser). Alors il sourit du sourire de ceux à qui la vie a souri, et il parle de cinéma avec Jean. J’ai vu À bout de souffle, dit-il en français. I loved it, poursuit-il en anglais. Et aussi Les Quatre Cents Coups. Twoofo (il veut dire Truffaut) mériterait une rue à son nom. Vos enfants vivent dans des rues qui s’appellent rue Anatole-France, boulevard Victor-Hugo, avenue Paul-Valéry : ils commencent dès leur plus jeune âge à sentir l’importance de l’Histoire et de la culture. Chez nous, il n’y a que des Main Street et des Broadway. Pourtant, nous avons assez de grands noms pour remplacer tout cela : « Square Hemingway », « Melville Boulevard »… J’aimerais bien qu’un gosse revienne à la maison pour dire à sa mère, qui le gronde parce qu’il est en retard : « J’ai joué au base-ball dans la William Faulkner Avenue. »

Et Gary écoutant Kennedy se dit que peut-être, un jour, il y aura quelque part une avenue Romain-Gary, ou une place, ou tout au moins une rue. Il la verrait bien dans le VIIe arrondissement, ou alors du côté des écoles, dans le Quartier latin, ou pourquoi pas sur l’île Saint-Louis, on verra, n’importe où mais surtout pas dans le XVe, pense-t-il cependant qu’un serveur noir en gants blancs lui apporte une coupe de champagne. Il n’a jamais supporté le XVe, insipide, sans saveur, aucune âme, et puis si loin de tout qu’il doit y avoir du décalage horaire, non, vraiment, s’il fallait raser un arrondissement de Paris pour en faire un parking, il voterait des deux mains pour… Le XVe amendement de la Constitution, continue Kennedy en voyant le serveur qui s’éloigne, garantit le droit de vote à tous les citoyens des États-Unis. Il a été ratifié il y a presque cent ans, et pourtant, dans ce pays, on continue à empêcher les Noirs de voter. J’ai dû imposer l’admission d’étudiants noirs à l’Université d’Alabama, État dont le gouverneur a pour credo, tenez-vous bien : « La ségrégation pour toujours ». C’est honteux, dit Jackie. Dégueulasse, renchérit Jean. Excellent, dit Gary (il vient de goûter au champagne). Je ne bois jamais, ajoute-t-il, mais ça n’est pas tous les jours qu’on trinque avec le président des États-Unis, n’est-ce pas ? Alors je fais une entorse à la règle. Pour moi, ça sera de l’eau, précise la première dame enceinte jusqu’au cou – cerclé d’un collier de perles à deux rangs qui a coûté un bras au contribuable. Et alors elle pose une main sur son ventre, arrondi sous sa robe Givenchy (deux bras), et puis elle se lève, saisit sur la cheminée une petite sculpture précolombienne, la considère longuement puis la montre à ses invités : cadeau d’André Malraux, précise-t-elle, c’est une déesse de la fertilité. Il ne pensait pas si bien dire…