Cigare ? demande Kennedy. Avec plaisir, répond Gary. Volontiers, dit Goodwin (il est encore ici, celui-là ? On l’avait oublié). Alors les hommes se retirent dans le petit salon pour fumer. Le majordome leur propose un choix de cigares, exclusivement made in USA. Non, se dit Gary, pas possible, les cigares, les vrais, ça vient de Cuba. Et puis il se souvient que se trouve, dans la poche intérieure de sa veste, son étui à cigares. Or il sait qu’on y trouve, dans cet étui à cigares, des havanes importés clandestinement de Cuba. Mais il sait aussi qu’il n’y a pas si longtemps l’administration Kennedy a étendu l’embargo. L’importation de produits cubains est depuis rigoureusement interdite. Bon, pense Gary, je fais quoi ? Ça serait dommage, tout de même, de les laisser au fond de ma poche, l’occasion est trop belle. Mais si je les sors, que va penser Kennedy ? Alors il hésite, pèse le pour et le contre, et puis merde, se dit-il, il ne va pas nous chier une pendule pour quelques feuilles de tabac roulées chez Fidel (il lui arrive d’être grossier, on l’a dit). Alors, un peu brusquement, gauchement, il sort son étui de sa poche comme une épée d’un fourreau, et cependant qu’il fait le geste – qu’il se voit le faire, au ralenti, comme en rêve –, il se demande s’il n’est pas en train de jouer sa carrière, s’il n’est pas en train de se faire seppuku mais tant pis, too late, il s’entend dire au Président : Un vrai cigare ?
Kennedy ne dit rien, Gary retient son souffle, un peu inquiet, craignant la rebuffade et l’incident diplomatique. Une seconde, deux secondes, une éternité, Kennedy ne dit toujours rien (il veut lui faire payer le retard de tout à l’heure) et Gary, érubescent, ses cigares à la main, devient peu à peu écarlate – au point qu’il finit par se confondre avec le ruban épinglé au revers de sa veste. Quel con, se dit-il, mais quel con. A-t-on idée de proposer au président des États-Unis d’Amérique un cigare dont il a lui-même interdit l’importation ? Comme si, pense-t-il, un attaché d’ambassade près le Saint-Siège, convié au Palais apostolique un dimanche après les vêpres, ivre de sang du Christ et grisé par les nus de Michel-Ange, offrait, entre la poire et le fromage, les services d’une pute au Saint-Père. Quel con, mais quel con, se répète l’écrivain tandis qu’inlassablement tourne l’aiguille sur l’Omega du Président.
Volontiers, finit par répondre Kennedy. Merci Eugène, fait-il au majordome qui patiente, stoïque, avec ses petits cylindres américains, mais nous allons déguster les havanes de notre ami. Tu peux remballer ta camelote, pense Gary qui reprend peu à peu des couleurs – ou plutôt qui les perd, et de grenat repasse au blanc. Je ne fume jamais de cubain, dit Kennedy (il ment), mais ça n’est pas tous les jours qu’un écrivain français vous en propose, n’est-ce pas ?
Et puis il se saisit du cigare, le palpe un peu, en connaisseur, le porte à son nez, en coupe la tête, le fume à cru, le tient entre son pouce et son index, fait craquer une allumette, approche le pied de la flamme et le fait pivoter, le porte à ses lèvres, tire deux bouffées, se passe une main dans les cheveux et conclut : notes terreuses, herbacées, saveurs boisées, beaucoup de tonus, Montecristo no 4, isn’t it ? Bon, dit Gary, je vois qu’on ne peut rien vous cacher. Pas en matière de cigares, répond Kennedy, et pour le reste, j’ai les services secrets. Savez-vous, continue-t-il, pourquoi on les appelle Montecristo ? Oui, dit Gary, dans les fabriques, pour tromper l’ennui des petites mains qui les confectionnaient, un contremaître leur lisait des romans. Leur préféré, dit-on, dit-il, était celui d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo. Bon, dit Kennedy, je vois qu’on ne peut rien vous apprendre. Pas sur Dumas, rétorque Gary, et pour le reste, j’ai des livres.
Et puis la conversation roule sur l’Afrique et les Peace Corps (le dada de Goodwin), sur le général de Gaulle (le dada de Gary), sur les femmes (le dada du Président), sur la petite boule de poils venue se faufiler entre ses jambes (Pushinka, dit Kennedy, le chien de ma fille Caroline. Cadeau de Khrouchtchev. Sa mère est allée dans l’espace. Je parle de Pushinka, plaisante-t-il, pas de Khrouchtchev), sur son discours en juin, à Berlin-Ouest (et là je dis, dit Kennedy, Ich bin ein Berliner), bref, l’atmosphère est détendue, bon enfant, on boit du scotch en fumant des havanes, Goodwin se lève pour pisser, Kennedy sourit, ressert un verre à Gary, et Gary, enjoué : À propos du mur, justement, j’en ai une bonne. Trois prisonniers du Goulag discutent entre eux : Dis-moi, camarade, comment t’es-tu retrouvé ici ? À cause du boulot, dit le premier. Un matin, je suis arrivé en retard : j’ai pris dix ans pour sabotage. Moi, dit le deuxième, je suis arrivé en avance : j’ai pris dix ans pour espionnage. Et toi ? Oh moi, dit le troisième, tous les matins j’étais à l’heure. Et alors, demandent les deux autres ? Alors, dit-il, on m’a accusé d’avoir acheté ma montre à l’Ouest. (Rire de Kennedy. Sourire de Gary.)
Et puis les deux ne rient plus et se taisent. Ils tirent sur leurs cigares avec mélancolie, Gary les regarde se consumer lentement, partir en fumée, tomber en cendres, comme Piekielny, pense-t-il, et il se souvient de sa promesse. Alors comme ça, l’air de rien, à mi-voix, l’écrivain glisse au Président : « In the Grande-Pohulanka Street, at number 16, in Wilno, Mr President, lived a certain Mr Piekielny. »
Kennedy ne comprend pas, lève un sourcil, reste coi, comme s’il observait une minute de silence à la mémoire du petit homme, et à nouveau il tire sur son havane. Il a le regard un peu vague, Gary est suspendu à ses lèvres, mais le Président ne les ouvre à intervalles réguliers que pour y porter le petit foyer rougeoyant – peut-être essaye-t-il de communiquer à la façon des Indiens, par des signaux de fumée ?
Alors Gary l’imite, ne dit rien, porte lui aussi son cigare à ses lèvres et, entre deux bouffées, il dessine en lettres de fumée le P puis le I, le E, le K, jusqu’au Y de P-I-E-K-I-E-L-N-Y, et c’est ainsi que s’achèvent, dans cette tabagie mémorielle, dans le souvenir enfumé de la gentille souris de Wilno, les agapes entre deux grands de ce monde.