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Sept mille trois cents kilomètres à l’est de Washington D.C., vingt-deux ans plus tôt, le 23 juin 1941 pour être exact, c’est Vilnius tout entière qu’enveloppait la fumée – celle-ci seulement venait du ciel, un beau ciel bleu de Prusse sans un nuage mais avec des avions, qui depuis la veille à midi larguaient bombes et Diables verts sur la ville.

Des maisons s’écroulaient ; le Pont Vert était en feu ; l’Armée rouge était en fuite. Des milliers de soldats battaient en retraite cependant qu’aux Messerschmitt succédaient des Panzer, aux Panzer des bataillons de motocyclistes, et en quelques heures ce fut réglé, on vit apparaître des casquettes à visière noire, des vareuses gris-vert avec au col les lugubres ornements que l’on connaît. Les Übermenschen paradaient dans les rues de Wilno, sous les acclamations de ses habitants.

Pas les Juifs, dont certains s’étaient décidés à prendre la fuite : ils étaient vingt mille, à pied, à la merci d’une armée, qui gagnèrent les campagnes. Pour aller où ? Au nord, il y avait des Allemands, au sud, des Allemands, à l’ouest, des Allemands. Restait l’est où se trouvaient les Soviets (arrivés à la frontière, ils durent faire demi-tour : il n’y avait pas de place pour eux, les vingt mille, dans les vingt-deux millions de kilomètres carrés de l’Union soviétique).

Piekielny alors s’est peut-être posé une question principale – est-ce que je ne devrais pas, moi aussi, prendre mes jambes à mon cou ? – suivie d’une question incidente – aurais-je la force, le cas échéant, de marcher plusieurs jours sans manger ni dormir, sinon des baies, à la belle étoile, une heure ou deux, avec la Wehrmacht à mes trousses ?

C’est qu’il était bien vieux, maintenant. Un vieillard encore ingambe, qui avait de la ressource, qui n’allait pas se laisser abattre, en tout cas pas tout de suite, en tout cas pas comme ça, il fallait tenter le coup, s’est-il dit, et alors peut-être qu’il a pris un air dur, qu’il a serré la mâchoire, et que dans un geste martial il s’est frappé la poitrine, aïe, et puis il a fait son barda, chemise, paire de souliers de rechange, savon à barbe et coupe-chou, et après avoir refermé sur son violon l’étui qu’il a empoigné aussitôt, enfilé sa redingote élimée, verrouillé sa porte à double tour et descendu l’escalier, il a traversé la cour dans le tohu-bohu des départs à l’improviste, et allez, au plaisir.

Mais voilà qu’en bas de la Grande-Pohulanka, au niveau, peut-être, de l’endroit où ne se trouvait pas encore la statue d’un gamin regardant vers le ciel, il s’est arrêté d’un seul coup, il a considéré la situation, et puis il a fait demi-tour. C’est qu’à la réflexion l’Union soviétique, avec son sol infertile, blanc de givre, sa neige à perte de vue, son ciel froid comme une lame, son hiver qui commence à l’automne et qui bouffe le printemps (on dit qu’alors on ne trouve rien, ou si peu, à se mettre sous la dent, tout au plus ses propres doigts saisis par le gel), avec aussi son NKVD, son Goulag, ses acronymes à faire pâlir une horde cosaque, avec ses tribunaux qui pour un oui pour un non vous envoient couper du bois dans les forêts de bouleaux, avec enfin son moustachu plus moustachu mais non moins exalté que celui de Berlin, l’Union soviétique, donc, ne semblait pas plus accueillante que Vilnius où depuis la tour de Gedymin pavoisait l’oriflamme nazie.

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Une seconde, me dit Clément à qui je viens de lire les pages qui précèdent, j’aimerais revenir sur Kennedy. C’est vrai, cette histoire ? Gary l’a vraiment rencontré ? Oui, dis-je, il a vraiment été invité en juillet 1963 à la Maison-Blanche, avec Jean Seberg, comme il a vraiment vu la reine d’Angleterre, à la fin de la guerre, passer son escadrille en revue, comme il a vraiment été décoré par de Gaulle en 1945, sous l’Arc de triomphe, comme il a vraiment… Mais alors, m’interrompt Clément, comment sait-on qu’il a prononcé devant eux le nom de Piekielny ? On ne le sait pas. Il dit qu’il l’a fait, il dit – ce sont ses mots – qu’il a continué, au gré de ses rencontres avec les grands de ce monde, à s’acquitter scrupuleusement de sa promesse. Or ce monde dont il parle, c’est celui d’hier, il n’existe plus, ce monde, il a disparu, et les grands d’alors sont aujourd’hui six pieds sous terre, avec des fleurs là-dessus, où il y a bien longtemps que, enfin, tu vois – au même titre que ceux qui étaient leurs subalternes ou leurs sujets, car les vers ne font aucune distinction. Si de Gaulle, ou Kennedy, ou Sa Majesté la Reine Elizabeth étaient encore parmi nous, nous pourrions peut-être leur poser la question, nous pourrions leur demander Piekielny, ça vous dit quelque chose ? Et alors nous saurions si Gary a vraiment prononcé son nom devant eux.

Donc si j’ai bien compris, résume Clément, on n’est sûr de rien, on ne sait pas si Gary qui les a vraiment rencontrés leur a vraiment dit qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny ? Voilà, dis-je, on est réduit à le croire, ou non. Il se peut qu’il l’ait fait, mais il se peut aussi qu’il ait inventé cette histoire. Pourtant, objecte Clément, il dit aussi dans la Promesse – corrige-moi si je me trompe – qu’il a « même eu la joie de pouvoir annoncer plus d’une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaines de millions de spectateurs, qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka… ». C’est vrai, dis-je, mais c’est faux. En tout cas je crois que c’est faux : je n’ai rien trouvé dans les archives de la télévision américaine. Alors, demande Clément, on n’a aucune preuve qu’il a prononcé le nom de Piekielny, ni devant les grands de ce monde, ni même à la télévision ? Aucune, dis-je. Et comme je vois qu’il est déçu, j’ajoute : enfin, pas à la télé américaine. Parce qu’à la télé française…

Et je lui raconte l’histoire du fameux numéro d’Apostrophes.

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Et comme il ne m’est pas déplaisant de retarder les massacres que commettront les Allemands dans Vilnius, laissez-moi vous conter, à vous aussi, l’histoire du fameux numéro d’Apostrophes. Mais pour bien la comprendre, cette histoire, il faut d’abord en raconter une autre, déjà très connue, sur laquelle on pourrait tisser mille romans, celle d’un certain Émile Ajar, une histoire qu’on appellerait : La Mystification.

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Imaginez un instant que vous êtes Romain Gary.

Mettez le poncho mexicain, et descendez la rue du Bac, le boulevard Saint-Germain vers le jardin du Luxembourg, à l’heure où le soleil n’a pas encore bu la rosée du matin. À quoi pensez-vous ? À ce reliquat d’une vie d’écrivain qu’on appelle, avec un faste clinquant, une œuvre – nouvelles, essais, théâtre, un peu plus d’une dizaine de romans que s’arrachent des dizaines de milliers de lecteurs, traduits un peu partout dans le monde, en anglais, en russe, en italien, pas encore en français –, persiflent ceux qui vous méprisent, intellectuels, universitaires, néo et nouveaux romanciers, or vous rêviez d’être Gogol, ou Conrad, ou Kipling, ou Malraux, et vous êtes Romain Gary, ni plus ni moins que Romain Gary fidèle à « Miss Solitude », à de Gaulle qui vous est infidèle, ou qui n’est plus fidèle qu’à la terre de Colombey car le temps passe, c’est ainsi, dans le sablier le sable s’écoule et la mer vous attend, voilà ce à quoi vous pensez, vous, Romain Gary, soixante ans à l’automne 1974 quand vient de paraître Gros-Câlin.

L’histoire d’un type employé de bureau qui a « tellement besoin d’une étreinte amicale » et se sent si seul qu’il songe à se pendre, jusqu’au jour où il adopte un python. Le style est parlé, le langage tordu, la syntaxe broyée, le tout novateur et moderne, et pourtant Romain Gary écrit toujours la même chose, aurait-on lu dans la presse s’il avait paru, ce roman, sous votre nom, et vous savez pertinemment qu’un tel en aurait dit du bien, que tel autre vous aurait descendu, et cela vous fatigue, tenez, Matthieu Galey par exemple, sinon le plus fervent, du moins le plus fidèle de vos lecteurs : depuis vingt ans il démolit chacun de vos livres avec une admirable constance. Or vous êtes las « de l’image qu’on vous a collée sur le dos », las de « la gueule qu’on vous a faite il y a trente ans », et puis vous avez « la nostalgie de la jeunesse, du début, du premier livre, du recommencement », d’où pseudo – changement de pseudo : adieu Gary qui dans la langue de Gogol veut dire « brûle ! », bienvenue Ajar qui dans celle de Tolstoï veut dire « braises », et les critiques, pour l’instant, n’y voient que du feu, car personne, quasiment personne n’est au courant : deux ou trois amis dont Robert Gallimard, Jean Seberg et Diego, vos avocats, votre secrétaire et basta – votre éditeur lui-même ne sait pas qui vous êtes : le manuscrit a été remis aux éditions Gallimard, refusé par le comité de lecture (Queneau : « l’auteur est sûrement un emmerdeur »), et refilé au Mercure de France, filiale de la maison mère qui après tergiversations a dit banco, puis bingo : le livre marche, la critique s’enthousiasme. Nous allons bientôt savoir si elle est unanime.