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Car vous voilà maintenant devant le Luxembourg. Au kiosque, vous avez demandé quelques hebdos dont L’Express. Puis vous avez marché un peu, quelques hebdos dont L’Express sous le bras, et vous allez vous asseoir sur une chaise vis-à-vis du bassin jouxtant la fontaine Médicis, sous les platanes encore verts. Là, vous allumez un cigare ; dans une allée passe une jeune fille, vive et preste comme un oiseau ; vous feuilletez L’Express et vous tombez, page 36, sur un papier de Matthieu Galey dont vous lisez une phrase au hasard : « Le langage façon Queneau y est neuf et impertinent autant que le raisonnement, farfelu jusqu’à la poésie canularesque. » Titre de l’article : « Python mon amour ». Un cigare tombe ; un rire d’enfant troue les platanes ; votre jeunesse n’est pas finie : la vie est grisante quand elle recommence, et quand on s’est délesté du poids mort qu’on appelle un passé.

Un peu plus d’un an plus tard vous descendez de bon matin la rue du Bac, le boulevard Saint-Germain vers le jardin du Luxembourg, quand Paris lentement se réveille dans la cacophonie des camions-poubelles – le chant du coq citadin. Il s’en est passé, des choses, depuis que Galey s’est entiché de Gros-Câlin sur deux colonnes : vous avez écrit du Gary le matin et l’après-midi du Ajar, et voilà qu’on vous retrouve en librairie avec Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable et La Vie devant soi, deux romans qui ont paru, à quelques mois d’intervalle, sous deux pseudonymes dont il n’est venu à l’esprit de personne qu’ils étaient antonymes.

L’un est le monologue d’un homme vieillissant craignant que la tour de Pise ne se redresse plus jamais ; l’autre, l’histoire d’un gamin arabe et de Madame Rosa, nounou juive pour « enfants de putes ». Le premier, signé Gary, est éreinté ici et là (exemple, dans la Tribune de Genève : « Étalon fatigué de l’écurie Gallimard, le mondain Romain Gary, qui a toujours écrit de façon nonchalante et diplomatique, semble tout savoir du phénomène dont il parle dans son dernier roman ») ; le second, d’Émile Ajar, divise, révulse, séduit, suscite des passions.

Vous voilà devant le Luxembourg. C’est l’automne. Au kiosque, vous demandez quelques journaux dont Le Monde. Vous marchez quelques centaines de mètres, quelques journaux dont Le Monde sous le bras, et vous laissez derrière vous la procession de platanes, de marronniers ensanglantés comme des bourreaux, pour vous adosser à l’acteur grec au torse nu, au masque relevé sur le front, et qui semble déclamer la une du journal que maintenant vous n’avez plus sous le bras, mais entre vos mains légèrement tavelées, et sujettes à de légers tremblements : « Goncourt : Émile Ajar en dépit du mystère ».

Le mystère pour vous n’en est pas un. Vous venez d’entrer au Panthéon des Lettres, vous avez berné la France entière, ridiculisé la critique, chapeau l’artiste, ah nom de Dieu si votre mère vous voyait. Et maintenant, que faire ? Le Goncourt, vous l’avez déjà eu, or on ne peut – c’est la règle – ne l’avoir qu’une seule fois. Est-ce qu’il faudrait passer aux aveux ? Endosser publiquement la paternité de l’œuvre d’Ajar ? Ou dégoupiller la grenade Pavlowitch ?

Paul Pavlowitch, votre petit-cousin. Trente-trois ans et autant de petits boulots derrière lui, le cheveu noir, hirsute, littéraire, la moustache massive, l’œil intranquille et profond, profondément mélancolique, avec par-dessus le marché des lectures, des bitures, et l’apparence de celui qui à tout moment peut vous mettre un poing dans la gueule. Il a donné son feu vert pour assumer le personnage de l’auteur Émile Ajar. Paul est donc Émile, Émile est donc Paul qui dit non merci au Goncourt, mais le Goncourt, lui répond par voie de presse le président de l’académie du même nom, « ne peut ni s’accepter ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort ». Alors Paul qui se prend au jeu donne au Monde une interview assortie d’une photo, de mauvaise qualité mais pas assez : un journaliste le reconnaît, un autre dévoile son vrai nom, son lieu de résidence, ses liens de parenté, et de fil en aiguille on remonte jusqu’à vous, Romain Gary.

Caméras et micros assiègent la rue du Bac car Ajar, hein, n’est-ce pas que c’est vous ? Alors vous entrouvrez votre porte, revolver à la main, vous criez un grand « Merde ! », puis vous signez noir sur blanc dans Le Monde une déclaration selon laquelle, non, vous n’êtes pas Émile Ajar. Vos dénégations sont trop vives, et trop académiques vos derniers romans : ce miracle qu’est La Vie devant soi n’a pas pu jaillir de la plume surannée d’un vieux réac, alors d’accord, on finit par vous croire, et pour brouiller les pistes, pour les brouiller tout à fait, pour embrouiller le public et la presse, en deux coups de cuillère à pot vous écrivez Pseudo, texte fou, sacrilège, troisième Ajar dans quoi vous inventez un Pavlowitch fragile, délirant, angoissé, réglant ses comptes avec un certain Tonton Macoute, « écrivain notoire » doublé d’un « salaud », « vicelard comme pas un », qui a « toujours su tirer de la souffrance et de l’horreur un joli capital littéraire ».

Les mois passent puis les années, vous voilà en janvier 1980, continuant ce double-Je qui de moins en moins vous amuse, qui vous a d’abord tracassé puis inquiété, et qui maintenant vous tourmente tout à fait : et si l’on découvrait le pot aux roses ? Qu’en penserait votre éditeur ? Et qu’en diraient les compagnons de la Libération ? Et les jurés du Goncourt ? Est-ce qu’on n’irait pas dire que tout cela n’est qu’une histoire montée par deux Juifs venus rafler le magot ? Et le fisc, alors ? Est-ce que vous ne risquez pas un redressement ? Et puis il y a Paul, peu à peu relégué au rang de simple comparse, et lui non plus ça n’a plus l’air de l’amuser, cette histoire.

Depuis des mois vous n’avez plus écrit une ligne, et c’est soucieux que vous descendez la rue du Bac, le boulevard Saint-Germain vers le jardin du Luxembourg, où les rares passants peuvent vous voir allongé dans l’herbe sous les platanes effeuillés, surtout ne penser à rien mais raté, quelqu’un a laissé traîner là, sur une chaise, un exemplaire de Télé 7 Jours que vous parcourez d’un œil las, rien de bien passionnant jusqu’à ceci : « À la télé ce vendredi : Antenne 2. 21 h 30 : Apostrophes, une émission présentée par Bernard Pivot. Invité : Romain Gary. » Merde, pensez-vous, comment je vais m’habiller ?