Rires du public, sourire de Pivot qui continue : Votre carrière de diplomate vous emmène ensuite à La Paz. Là-bas, vous apprenez qu’on vous a décerné le prix Goncourt. Oui, dit Gary, c’était pour Les Racines du ciel, un livre écrit pour la défense des éléphants. En vain : on en massacre soixante-dix mille chaque année. À l’occasion de ce prix, on m’a offert des cadeaux de toutes sortes, parmi lesquels, croyez-le ou non, une statuette en ivoire. Non ? dit Pivot. Si, dit Gary.
Et puis on parle de l’aventure américaine (Hollywood, Gary Cooper, Kennedy), mais pas de Jean Seberg (depuis quatre mois le petit ange blond est un ange, quelqu’un là-haut l’a délestée de la vie pour la lester de plumes – ces plumes-là Gary se refuse à les tremper dans l’encrier, et pas question d’en parler). On en vient à ses romans et sur cela, aucun problème, on peut lui poser toutes les questions que l’on veut. Pourquoi écrit-il ? Parce que finir comme le caméléon, non merci. Qu’est-ce qu’il entend par là ? Je suis né en Russie, explique Gary, puis j’ai vécu en Pologne, grandi en France, habité aux États-Unis… Mes identités sont multiples. Comme le caméléon, ajoute-t-il : il devient rouge quand on le met sur du rouge, bleu quand on le met sur du bleu, vert quand on le met sur du vert, puis on le met sur un tapis écossais et le caméléon devient fou. Je ne suis pas devenu fou, mais je suis devenu écrivain. Chaque fois que j’écris un roman, c’est pour vivre d’autres vies que la mienne.
Justement, des vies, vous en avez vécu un peu plus qu’on ne le croit. (Quelque chose comme de l’effroi passe dans les yeux de Gary qui se fige, on y est, Pivot va faire éclater la bombe Ajar.) Car vous êtes aussi cinéaste. (Fausse alerte, Gary peut souffler.) Parlez-nous de vos films, demande Pivot. Je préfère qu’on s’en tienne aux livres, dit l’écrivain. Bien, concède l’animateur. La dernière fois que vous êtes venu sur ce plateau, poursuit-il, c’était il y a un peu plus de quatre ans, en juin 1975, pour la parution d’Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Oui, dit Gary : l’histoire d’un type ravagé par l’idée de son déclin sexuel. Un critique éminent a écrit qu’il m’a fallu beaucoup de courage pour écrire ce livre avec tant d’authenticité. Autrement dit, l’impuissant de ce livre, c’était moi. Si je voulais être cynique, je dirais que cela a été une bonne opération sur le plan sexuel : il y a eu celles qui voulaient absolument savoir si le personnage qui dit « je » dans le roman était Romain Gary lui-même, autrement dit si c’était vrai ou non, si j’étais impuissant ou pas. Il y a eu les rédemptrices, qui se disaient : « Avec aucune, mais avec moi, il y arrivera. » Et finalement il y a eu les jeunes filles qui pensaient : « Chic alors, on va avoir un papa, on ne risque rien. » Et si j’étais un profiteur, j’aurais vraiment fait une très grande moisson dans ce domaine. Mais je n’en ai pas profité.
Rires du public, sourire de Pivot qui enchaîne, un peu solennel : Et maintenant, Romain Gary, j’aimerais vous faire une surprise. Il y a quelqu’un qui depuis le début de cette émission attend en coulisses. (Ça y est, se dit Gary, Paul va débarquer sur le plateau.) Quelqu’un que vous connaissez bien. (Bon, je suis cuit.) Il a un peu plus de trente ans, il est écrivain, et il a eu le Goncourt. (Il n’y a plus de doute. Salaud de Pivot.)
Je vous préviens, dit Gary nerveusement, si la surprise me déplaît je m’en vais. Apparaît alors Patrick Modiano. Il a un peu plus de trente ans (trente-quatre), il est écrivain (déjà six romans), il a eu le Goncourt (Rue des Boutiques Obscures, un peu plus d’un an plus tôt). Costume clair, chemise bleu ciel, sans cravate. On lui montre un fauteuil, il semble hésiter, jette un œil derrière lui comme s’il allait faire demi-tour et quitter le plateau, non, finalement, pas envie, continuez l’émission mais sans moi. Il finit pourtant par s’asseoir et Pivot, on le voit, pousse un soupir de soulagement inaudible mais néanmoins perceptible (Modiano est bien là), aussitôt repris en écho par Gary (Pavlowitch n’est pas là).
Je crois savoir, dit Pivot à Gary, que vous aimez beaucoup Modiano. En effet, répond Gary, c’est le Saint-John Perse du roman. J’ai lu avec bonheur son dernier livre où le talent éclate à chaque page. C’est saisissant, différent de tout. C’est une création poétique ex nihilo, une étonnante façon de faire réaliste et humain dans le fantastique social. Quand j’ai eu fini de le lire, j’ai eu envie d’écrire. C’est chez moi le vrai critère de valeur. J’ai longtemps dit que Modiano irait loin, cette fois-ci, il y est.
Et Modiano, demande Pivot, vous êtes lecteur de Gary ?
Alors Modiano de sa voix calme et timide, syncopée, aux accents elliptiques, aux silences où s’embusquent inflexions de la pensée, hésitations et repentirs, Modiano modianise que oui, bien sûr, il a toujours lu Gary, c’est-à-dire que, évidemment, quand on le lit on est un peu comme, on ne sait pas très bien, et puis après, disons que, surtout quand ça nous rappelle, non, parce que les livres, enfin, c’est une sorte de, et alors c’est un peu comme si, on s’aperçoit qu’on entendait la voix, oui, avec quelquefois des moments, enfin, tout cela est, comment dire, bizarre.
Puis Gary répond à Modiano qui répond à Pivot qui ne répond plus de rien, la conversation se poursuit, elle pourrait se poursuivre à l’infini et l’on pourrait, nous, infatigablement l’écouter mais l’heure tourne, il faut rendre l’antenne alors merci à vous d’être venus, dit Pivot, bonsoir à tous et à bientôt.
Pendant le générique, la caméra reste fixée sur Gary, on ne peut pas entendre ce qu’il dit à Pivot – les premières notes du concerto pour piano no 1 de Rachmaninov recouvrent sa voix –, mais si l’on sait lire sur les lèvres, on peut les voir prononcer distinctement ceci : Merde, j’ai oublié de dire qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny.
Serguei Rachmaninov, extrait du concerto pour piano no 1, version de 1917.
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Du moins, aurait-il pu ajouter, jusqu’au 6 septembre 1941.
Est-ce qu’à cette date il habitait encore rue Grande-Pohulanka ? Nul ne le sait. Mais on peut être certain qu’après le 6 septembre 1941 il n’y habitait plus. Ce jour-là, au petit matin, il a sans doute été réveillé par des coups de sifflet continus, stridents, entrecoupés de phrases assez brèves, péremptoires, aboyées en allemand, et il avait beau n’y rien comprendre, il pressentait que « Juden raus ! » n’augurait rien de bon. Il n’en fut pas étonné. Quelque chose se tramait depuis la veille, comme tout le monde il avait vu, placardés sur les murs de la ville, des avis en lettres gothiques. Les Juifs étaient priés de remettre avant le soir, au commissariat le plus proche, tous les objets de valeur qu’ils pouvaient posséder (argent, or, bijoux, etc.). On les informait en outre que si, passé ce délai, on devait trouver chez eux de l’argent, de l’or, des bijoux, ou quelque objet de quelque nature qui pût entrer dans la catégorie « etc. », ils seraient fusillés sur-le-champ.
Certains s’exécutèrent, laissant en dépôt tous leurs biens, non sans exiger un récépissé en bonne et due forme. D’autres les camouflèrent dans des greniers et des caves, au péril de leur vie. D’autres encore furent un peu plus radicaux : je veux croire que Piekielny fut l’un d’eux. Après lecture de l’avis, il s’est adonné à l’examen minutieux de son appartement sans parquet ni moulures, mais aux fenêtres sur cour élégamment habillées de rideaux, et aux murs blancs crépis à la chaux, laissant apparaître ici et là quelques briques : des bougeoirs, des bougies, un buffet, un miroir, un panier en osier, un lit trop grand pour lui seul, un seul oreiller. Un édredon et là-dedans, dissimulées entre les plumes, des liasses de zlotys et d’autres de roubles, petit viatique inutile, inutilement amassé en prévision des temps difficiles, gagné pendant des mois dix heures par jour dans son échoppe, et qui dans le poêle s’est consumé en un instant. Et puis il a regardé autour de lui. Rien qui pût, lui sembla-t-il, attiser la convoitise des Allemands : son chapeau, sa redingote, sa pipe et un peu de tabac. Coiffant le premier, enfilant la deuxième, il a fourré la dernière dans sa poche et merde, le violon. Est-ce qu’il relevait du « etc. » ? La catégorie était opportunément assez vague, donnant aux Allemands une base légale pour assassiner quelques Juifs au gré de leurs envies. Alors quoi ? Est-ce qu’il fallait garder le violon avec soi, au risque d’être tué sans sommation, ou purement et simplement s’en débarrasser ? Dilemme piekielnyen. Qui fut résolu quand il imagina un officier nazi s’en emparant pour massacrer du Beethoven ou du Bach : il pouvait tout accepter mais ça, non.