Alors il a ouvert l’étui et il s’est d’abord saisi de l’archet dont il a longuement, méticuleusement caressé la mèche, passant et repassant les crins entre son pouce et son index, puis fermant un poing sur le talon et l’autre sur la pointe, il l’a brisé net, en deux morceaux, contre sa cuisse. Puis, prenant le violon par le manche et fermant les yeux il l’a serré contre lui pendant peut-être une minute – pendant laquelle il aurait juré avoir entendu, dans la caisse de résonance, battre le cœur de l’instrument, mais sans doute n’était-ce que son propre cœur qui battait, s’emballant à l’idée de ce qui allait advenir. Car soudain le brandissant des deux mains au-dessus de sa tête, les paupières closes, les yeux rougis, les joues brûlantes et lavées de larmes, de toutes ses pauvres forces il l’a fracassé contre la table, et le violon s’est démembré dans un vacarme infernal, il gisait sur le sol, morcelé, éventré, les cordes pendaient comme des lianes, seule la volute lui est restée dans les mains, la volute en forme de moustache qu’il a fourrée dans sa poche – celle où déjà se trouvaient la pipe et un peu de tabac –, et sans même prendre la peine de tirer les rideaux, laissant la fenêtre s’exhiber sans pudeur il s’est effondré sur le lit.
Et puis le jour s’est levé au chant du coq allemand : « Juden raus ! » Piekielny a regardé par la fenêtre : il a vu la cour démesurée qu’ensoleillait septembre et qu’ombrageaient des soldats ; il a vu des casques et des chiens ; il a vu des Juifs encerclés ; il a compris qu’il devait les rejoindre. Alors il a rassemblé ce qu’il lui restait de vêtements, un pantalon, deux chemises, et il les a posés sur son drap qu’il a noué en baluchon après quoi, ayant fermé sa porte à double tour et fourré sa clé dans la poche de sa redingote – la seule qui ne fût pas trouée, celle où déjà se trouvaient la volute et la pipe et un peu de tabac –, il a descendu l’escalier et il s’est retrouvé dans la cour inondée de soleil. Une belle journée.
Les Juifs, ses voisins, étaient là les mains en l’air, impuissants, asservis, avec leurs nippes pareillement enveloppées dans des baluchons de fortune, avec le même effroi dans le regard et, pointés dans le dos, ces pistolets-mitrailleurs qui d’un manant font un roi. On les a fait mettre en rangs par quatre et la colonne s’est ébranlée, franchissant le porche et rejoignant l’autre colonne, l’immense colonne d’hommes, de femmes et d’enfants avançant à coups de matraque jusqu’à la rue Niemiecka où les uns, vingt-neuf mille, furent dirigés vers le Grand ghetto et les autres, onze mille, vers le Petit ghetto, cependant qu’un troisième groupe au nombre indéterminé était emmené à la prison de Lukishki puis, de là, vers une destination inconnue que l’on connaîtrait bientôt sous le nom de Ponar.
Alors les portes du ghetto se sont refermées, marquant le départ d’une course effrénée qui a vu Piekielny errer dans les rues à la recherche d’un demi-mètre carré où poser son risible barda, se faire refouler de partout puis se résigner à dormir sous le porche d’une maison sans toit ni façade, avant de dégotter un coin de grenier sur lequel personne encore n’avait jeté son dévolu : le vent soufflait entre les tuiles, la toiture en partie effondrée laissait entrevoir un bout de ciel mais ça lui allait, à Piekielny, tout lui allait du moment qu’il pouvait s’allonger là parmi d’autres vieillards esseulés, sur une paillasse défoncée – si l’on peut appeler paillasse un peu de paille séchée répandue sur un plancher, et si l’on peut appeler plancher quelques lattes en bois vermoulu –, son baluchon en guise d’oreiller, ses petits yeux grands ouverts, et caresser la volute au fond de sa poche en regardant le jour s’étirer comme s’il mourait à contrecœur, ce qu’il fit tant et si bien que finalement ce fut la nuit, la nuit noire, opaque, comme un crêpe jeté pudiquement par-dessus les toits du ghetto, une nuit déchirante, cruelle, douloureuse, sans étoiles, et c’est en vain qu’il les aurait cherchées dans le ciel : elles étaient à même le sol, cousues sur les vêtements de ses compagnons d’infortune.
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Entre l’arrivée des Allemands dans Vilnius et la première nuit de Piekielny au ghetto s’étaient écoulés un peu plus de deux mois – pendant lesquels avait petit à petit puis très rapidement augmenté la violence des premiers à l’égard du second. D’abord, il y avait eu les petites vexations, rien de bien méchant ni de bien grave sur l’échelle de la cruauté nazie, quand par exemple devant les boulangeries les files interminablement s’allongeaient, on attendait que Piekielny fût sur le point d’acheter son pain pour le remettre en bout de queue. Et puis très vite était venu le temps des privations (Piekielny fut sommé de remettre son poste radio), des perquisitions (les trois quarts des appartements de la Grande-Pohulanka dont le sien furent visités par les Allemands qui, pillant ce qui avait de la valeur, saccagèrent ce qui n’en avait pas), des interdictions (de prendre le train, puis d’aller au marché en dehors de certaines heures, puis d’aller au marché, puis de sortir après dix-huit heures, puis de marcher sur les trottoirs, puis de circuler dans les rues principales), et enfin des humiliations (le port d’un carré blanc de dix centimètres sur dix avec en son centre un cercle jaune et la lettre « J » que Piekielny avait dû coudre lui-même sur sa vieille redingote, puis d’un brassard bleu orné d’une étoile blanche). Mais tout cela n’était rien au regard de tout le reste, et Piekielny aurait estimé que ses frères les Juifs ne s’en tiraient pas à si mauvais compte s’il n’y avait eu, simultanément et de plus en plus fréquemment, ces rafles suivies de convois qui les emmenaient Dieu savait où cependant que les Allemands, eux, savaient – et les Lituaniens aussi.
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On peut voir aujourd’hui, au no 8 de la rue Rūdninkų, à l’endroit même où pendant la guerre se réunissait le Judenrat – le Conseil Juif –, une plaque en mémoire des mille deux cents Juifs assassinés à la suite de la rafle du 3 novembre 1941. Un peu plus loin, au no 18, une autre plaque avec le plan des deux ghettos. Et si l’on marche dans la vieille ville en baissant la tête on apercevra, ici et là sur la chaussée, des plaques en cuivre perpétuant le souvenir de quelques Juifs nés à Vilnius et morts assassinés par les nazis (y figurent huit noms, n’y figure pas celui de Piekielny).
Vilnius aujourd’hui porte le deuil, comme telle femme dans Balzac ou Maupassant se vêt ostensiblement de noir après avoir empoisonné son mari. Les autochtones, on le sait aujourd’hui, furent les auxiliaires plus ou moins zélés des nazis, collaborant à des degrés divers au massacre des Juifs : il y avait l’immense majorité, peureuse et passive, passive car peureuse, qui ne leur était pas foncièrement hostile mais refusait de faire quoi que ce fût pour les aider ; il y avait ceux qui, par charité chrétienne, avaient racheté leurs biens à vil prix ; ceux qui se les étant indûment appropriés n’avaient rien contre leurs propriétaires mais préféraient leur mort à une quelconque restitution ; ceux que taraudait la « question juive » et pour qui, hein, il n’y avait pas de fumée sans feu ; et puis il y avait les nationalistes lituaniens.