Выбрать главу

Organisés en milice, ceux-là comptaient dans leurs rangs une centaine d’hommes que l’on appelait – qui se faisaient appeler – Ypatingi (les « élus »). Dès l’arrivée des Allemands dans la ville, ils se mirent à traquer les Juifs, les raflant dans la rue, dans les synagogues ou chez eux, allant jusqu’à les débusquer dans leurs caches pour les livrer aux seigneurs du moment qui leur octroyaient dix roubles par tête – et qui, très vite, leur donnèrent un surcroît de travail : chaque fois qu’un Allemand criait « Feuer ! » au bord d’une fosse, un Lituanien faisait feu. Il y eut vingt mille morts en deux mois, et puis il y eut le ghetto.

108

Du ghetto de Vilnius, je sais seulement ce que j’ai lu.

De Marc Dvorjetski, survivant du ghetto, auteur de Ghetto à l’Est, traduit du yiddish en 1950, je tiens que les enfants du ghetto jouaient « aux Allemands et aux Juifs », les uns capturant les autres et les emmenant plus loin, en leur pointant une mitraillette imaginaire dans le dos ; que l’on s’entassait à quinze ou vingt dans des pièces qui ne pouvaient contenir qu’une ou deux personnes ; qu’il y avait plus précieux que le pain, que les vêtements ou qu’un toit : le schein, un certificat de travail qui vous donnait le droit de vivre ; que ces schein changeaient constamment d’aspect, de couleur, de forme et de valeur ; qu’ils étaient avec ou sans photo, blancs, bleus, roses, verts, avec ou sans numéros, autant de « moyens inventés par les nazis pour aveugler, abrutir, diviser, démoraliser, paralyser l’esprit de résistance de l’homme du ghetto » ; qu’en septembre 1943 les schein disparurent, et qu’il n’y eut plus aucune garantie d’aucune sorte.

Du journal retrouvé dans les décombres de la cache d’Yitskhok Rudashevski, assassiné à quinze ans le 1er octobre 1943, je tiens que le 6 septembre 1941 au lever du jour il faisait beau, et que plus tard le soleil, « comme s’il avait honte de voir ce que font les hommes là en bas, s’est couvert de nuages » ; que le portail du ghetto était une barrière de bois jaune bardée de barbelés ; que pour les habitants du ghetto qui n’avaient ni bois ni vêtements chauds l’hiver était la saison la plus cruelle ; que les ruines enneigées étincelaient de gel, « comme piquetées de diamants » ; que le premier jour de l’année 1943 était un « jour blanc, un clair jour d’hiver » ; qu’un Allemand qui avait faim disait « je veux bouffer comme un Juif » ; qu’il existait dans le ghetto un cercle littéraire, et qu’Avrom Sutzkever y parlait de poésie.

D’Avrom Sutzkever, poète, membre de la Brigade des papiers, survivant, je tiens qu’à l’arrivée des Allemands des soldats de l’Armée rouge furent promenés enchaînés, affamés, à moitié nus dans les rues de Wilno, pour montrer à la population qui étaient les maîtres du monde ; qu’on vit apparaître, partout dans la ville, la pancarte Eintritt für Juden verboten – « entrée interdite aux Juifs » ; qu’il fut de surcroît interdit aux Juifs de regarder par les fenêtres qui donnaient à l’extérieur du ghetto, et que par conséquent ces fenêtres devaient être condamnées ou badigeonnées de couleur sombre ; qu’il leur fut en outre interdit de parler politique ; de parler allemand ; de parler aux non-Juifs ; de porter la moustache ; de manger gras ; de prier ; d’étudier ; de faire entrer des fleurs dans le ghetto ; qu’il fut également interdit aux femmes juives de se teindre les cheveux ; de mettre du rouge à lèvres ; qu’il leur fut même interdit d’accoucher – celles qui donnaient naissance à un enfant étaient aussitôt assassinées avec lui. Je tiens aussi qu’un bordel fut créé, au 9 de la rue Subotsh (aujourd’hui Subačiaus – Gary est né au 8 de la même rue), garni de femmes polonaises arrêtées dans un café, au hasard, et dont on avait pris soin de marquer les jambes au fer rouge. Je tiens qu’un Juif capturé par un étudiant lituanien le supplia de l’épargner ; que l’étudiant lui laissa la vie sauve – non sans lui avoir préalablement arraché ses dents en or ; que le Petit ghetto fut liquidé le 28 novembre 1941, et ses rues rendues à la circulation ; que des bébés furent projetés contre des troncs d’arbre, sous les yeux de leurs mères ; que certains Juifs furent munis de pelles, tenus de creuser leur propre tombe, et enterrés vivants ; que pour trente marks par tête on avait pu racheter des enfants de trois à dix ans qui venaient de Smolensk, et qu’un train emmenait vers Ponar ; qu’on appelait malines les planques dans quoi se cachaient les Juifs ; qu’à la fin de la guerre des centaines de cadavres étaient encore ensevelis sous les ruines du no 12 de la rue Straszuna (Žemaitijos). Je tiens enfin qu’un certain nombre de Juifs furent cachés par des Polonais et des Lituaniens ; que le logement d’une certaine Maria Abramowicz, polonaise, et celui d’une certaine Wiktoria Gzmielwska, polonaise également, qui habitaient au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, furent « le refuge de nombreux persécutés » – et je ne peux m’empêcher de penser que Piekielny fut peut-être l’un d’eux.

De lectures glanées ici et là sur internet, je tiens qu’il y avait dans le ghetto de Wilno un jeune homme du nom de David Berger, né en 1922 quelque part en Pologne, du côté de Przemyśl ; que sa petite amie s’appelait Elza (ou Elsa – les sources divergent) et qu’il l’appelait peut-être moja miłość – « mon amour », en polonais ; qu’après l’Anschluss elle a fui la Pologne et qu’elle est partie vers le sud, en Palestine ; qu’il est parti, lui, à l’est, alors qu’il fallait aller à l’ouest, ou au nord, ou au sud, n’importe où plutôt qu’à l’est ; surtout pas à l’est ; qu’il s’est retrouvé à Vilnius, puis dans le ghetto de Vilnius ; qu’il a envoyé à Elza (ou Elsa) une lettre d’adieu ; que dans cette lettre datée du 2 mars 1941, il lui a écrit : « Si quelque chose arrive, j’aimerais qu’il y ait quelqu’un pour se souvenir qu’a vécu David Berger » ; que quelque chose est arrivé ; qu’il avait dix-neuf ans.

109

D’Avrom Sutzkever, je tiens également que Piekielny n’a peut-être pas même passé un seul jour dans le ghetto de Wilno. Après que les Juifs furent expulsés de chez eux, certains furent envoyés directement à Ponar, c’est-à-dire à la mort : « Les rues suivantes, écrit Sutzkever, ne furent pas dirigées vers le ghetto : la rue Mickiewicz, la rue des Moulins, la rue Portowa, les deux rues Pohulanka, la rue du Calvaire (sauf du no 50 au no 1), la rue Pióromont, une partie de Zwierzyniec, de Węglowa et d’Antokol, soit environ dix mille personnes. » Ce qui voudrait dire que Piekielny serait mort assassiné d’une balle dans la nuque, début septembre 1941 – et non, comme l’a écrit son biographe, « dans les fours crématoires des nazis ».

110