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Si l’on consulte les cartes topographiques de la région établies fin 1941 par les Allemands, on peut constater que Ponar – le nom de Ponar – n’y figure pas : c’est une zone blanche, ou plutôt verte, volontairement dépourvue de toute indication ; ce n’est plus un lieu-dit mais un non-lieu, ce qui est dommage car c’est un joli nom, Ponar. Ce qui est d’autant plus dommage que c’est aussi un bel endroit. Une forêt de chênes et de bouleaux où les écoles, avant la guerre, envoyaient leurs élèves en excursion. Là, ils s’étonnaient de la hauteur des arbres, du parfum des fleurs, du bleu du ciel ; ils devinaient des animaux dans les nuages immobiles ; ils rentraient en rangs par deux leur herbier sous le bras, en se tenant par la main. C’était avant qu’on les aligne en rangs par six au bord d’une fosse. C’était avant l’été 1941.

111

De Vilnius, il y a deux façons de se rendre à Ponar : par la route, ou par le train. J’y suis allé par le train. C’était en hiver, et je n’ai d’autres souvenirs que la neige, la brume, la gare enneigée dans la brume, les nuages lourds, le ciel bas, le kilomètre de marche et plus rien, les arbres, les plaques, les fosses, plus rien.

Je revois tout de même, à deux pas des fosses, une maison fabriquée de bric et de broc, et sortant de là un jeune homme en treillis militaire, enivré, une flasque à la main, au goulot de laquelle il buvait de ces lampées d’eau-de-vie qui vous font oublier que la mort en ces lieux avait élu domicile, et que des mois durant on avait tué des hommes, des femmes et des enfants juste là, par milliers, au fond du jardin.

Le modus operandi était toujours le même : on les rassemblait dans la cour du Judenrat, encadrée de SS et de Lituaniens, on les comptait, on les emmenait à Ponar en camion, à pied ou en train, sept kilomètres au bout de quoi se trouvait un portail surmonté d’une double rangée de fils barbelés, et sur lequel était accroché un panneau : « Eintritt auch für deutsche Offiziere streng verboten ! » – « Entrée strictement interdite, y compris aux officiers allemands ! » Là, on leur faisait enlever chaussures et habits – les vêtements devaient être récupérés sans trous, les étoiles décousues, le tout envoyé en Allemagne (lors des dernières Aktionen, quand il fallut hâter les massacres, on évita de perdre du temps, tant pis pour les habits) –, puis on les faisait s’agenouiller en rangs par six au bord d’un grand trou circulaire, on leur tirait une balle dans la nuque, et aux suivants.

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Tout porte à croire qu’il y eut un jour parmi ces suivants un certain M. Piekielny.

Est-ce qu’on lui fit ôter ses vêtements, ou est-ce qu’il put, jusqu’à la fin, garder sur lui sa redingote ? Est-ce qu’il fit une prière ? Est-ce qu’il se souvint de la promesse d’un petit garçon qui était son voisin ? Est-ce qu’il ferma les yeux, ou est-ce qu’il regarda le ciel, les arbres, les feuilles des arbres et le vent qui les fait trembler ? Est-ce qu’il trembla, lui aussi, et s’il trembla est-ce que ce fut d’effroi, d’indignation ou de colère ? Est-ce qu’il fit comme Gengis Cohn, ce comique juif « très connu, jadis, dans les cabarets yiddish : d’abord au Schwarze Schickse de Berlin, ensuite au Motke Ganeff de Varsovie, et enfin à Auschwitz » dont il put s’évader en décembre 1943, avant d’être repris quelques mois plus tard, placé devant un trou au bord duquel, juste avant de mourir, il fit à son bourreau un bras d’honneur, lui tourna le dos, baissa sa culotte et lui montra son cul ?

Nous ne saurons jamais ce qu’a fait Piekielny devant la fosse, ni même ce qu’il a pu voir, ressentir ou penser. C’est là son secret, son misérable secret.

113

Une nuit de mai vers une heure du matin, j’arrivai en bas de l’immeuble où je vivais avec Marion ; des gendarmes en barraient l’entrée. Je demandai naïvement s’il se passait quelque chose. Oui, fit un gendarme, vous allez devoir attendre une vingtaine de minutes avant de pouvoir rentrer chez vous. Je garai mon scooter, l’attachai, retirai mon casque, puis je demandai des précisions. Il y a eu un décès, dit le gendarme. Je pensai : une vieille dame entourée de ses proches aura rendu son dernier souffle – ce qui était triste mais enfin c’était la vie, c’était dans l’ordre des choses. Une jeune fille, continua le gendarme, mais je ne peux pas vous en dire plus. Alors, pendant une seconde, diffractée, étirée à l’infini, je pensai à Marion. C’était une jeune fille. Elle habitait l’immeuble. Elle n’avait pas répondu à mon dernier message. Pardon, dis-je, mais ma fiancée vit ici, j’ai besoin de savoir. Le gendarme pâlit : il avait peut-être devant lui quelqu’un dont la vie d’une seconde à l’autre allait s’effondrer, et c’est à lui qu’il incombait d’annoncer cet effondrement. Il me demanda son prénom. Marion, dis-je, elle s’appelle Marion. Ce n’est pas elle, dit-il, et de conserve nous poussâmes un soupir, lui de gratitude, et moi de soulagement.

Et puis la porte de l’immeuble s’entrouvrit : j’aperçus, allongé sur un brancard, un corps enveloppé jusqu’aux épaules d’une couverture isothermique ; le visage était à découvert. Je reconnus la jeune fille qu’il m’arrivait parfois de croiser dans la cour, nous échangions un regard, un sourire, rien de plus, je ne peux pas dire que je la connaissais : j’ignorais jusqu’à son nom.

Ce nom, j’allais bientôt le connaître. Happé par le visage douloureusement juvénile, je n’avais pas vu arriver, depuis l’autre côté de la rue, une femme que soutenaient deux jeunes hommes. Il y eut un grand silence, comme un grand cri reflué tout au fond de la gorge, puis un cri, désespéré, inconsolable, infini. Qui n’a jamais entendu le cri d’une mère découvrant le corps sans vie de son enfant n’a jamais entendu de cri. L’expression est peut-être éculée mais je n’en vois pas de plus juste : son cri déchira la nuit, l’éventra dans des pleurs. La pauvre femme hurlait le prénom de sa fille.

Je restai là, hagard, statufié pendant peut-être une minute, puis je finis par m’éclipser, laissant la mère à demi morte et la fille qui l’était tout à fait, et j’allai faire un tour dans la rue noire, sinueuse et déserte qui descendait jusqu’à l’eau de plomb du canal Saint-Martin. Une heure plus tard, devant l’immeuble, il n’y avait plus que le silence et la nuit. Je serrai Marion dans mes bras, lui racontai la scène – elle savait, elle avait entendu, tout le monde dans l’immeuble avait entendu (un voisin se méprenant sur la cause des cris avait même menacé d’appeler la police) – puis je préparai ma valise (le lendemain je partais en Russie, aux championnats du monde de hockey, deux ans jour pour jour après ceux de Minsk et mon détour par Vilnius). Je ne dormis qu’une heure ou deux : je pensai à la jeune fille qui dormait, définitivement, sous le regard éploré de sa mère.

Si je raconte cela c’est parce que, obnubilé par la gentille souris de Wilno, mon esprit faisant mots de tout bois – c’est comme ça, je n’y peux rien, même s’il m’arrive d’en concevoir sinon de la honte, du moins de la gêne, qui d’ailleurs n’est rien d’autre que de la honte atténuée –, je me souviens m’être dit : voilà ce qu’en plus du bruit des mitraillettes, des chiens qui aboient, des soldats qui hurlent, des enfants qui pleurent, voilà ce qu’a dû entendre Piekielny devant la fosse : le cri d’une mère découvrant le corps sans vie de sa fille, amplifié, multiplié par cent, par mille, par le nombre de mères qui étaient avec lui ce jour-là.