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À Frécain, les affaires de mon grand-père marchaient bien. On faisait des projets, on parlait de s’installer en Normandie, là-bas on achèterait une ferme, avec un grand jardin et des pâtures, avec dans les pâtures des charolaises et des bœufs blancs. On bâtissait des châteaux en Espagne, mais les années passant on était toujours à Frécain, et vint le jour où, quand on a vécu à Venise, on a envie d’y retourner.

Ma mère avait dix ans quand Michel devint à nouveau Michele. De retour sur l’eau il ne fit pas long feu. Une nuit de septembre il perdit l’équilibre, tomba de sa gondole et fut retrouvé dans l’eau noire de la lagune le lendemain à l’aube, quand la ville est aux mouettes, aux goélands. Un jour où je me promenais sur l’île-cimetière de Venise, je vis, gravé sur une pierre tombale, le nom que dans la famille on avait tu si longtemps. L’homme qui reposait là était pour moi un étranger, mais ce jour-là il devint mon grand-père, à tout jamais.

Ma mère avait dix-huit ans quand elle fit ses valises pour cet assemblage de briques rouges sous un ciel gris que dans les campagnes alentour on désignait simplement par la ville. Si je ferme les yeux je peux la voir débarquer un matin de septembre en gare d’Amiens ; sortant de la gare elle aperçoit les briques rouges, le ciel gris, le furoncle en béton posé là par Auguste Perret ; la tour, risible si l’on a grandi dans Manhattan, beaucoup moins si l’Empire State est le clocher de l’église à Frécain, jette son ombre intimidante sur la jeune fille aux lunettes rondes, égarée dans la cohorte empressée que l’aube déverse.

Puis ce fut la rencontre d’un homme qui allait être mon père. Ils eurent quatre enfants. Ils feraient de longues études, son fils aîné deviendrait docteur, oui, docteur en droit, vous verrez, et personne n’a rien vu, désolé pour tes rêves évanouis, je n’ai que mes livres et je les dépose à tes pieds.

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J’encours bien des reproches et ils sont légitimes : on dira que j’ai beaucoup parlé de ma mère, peut-être même un peu trop (mais si j’ai dévoilé une part de l’intime, c’est pour mieux dissimuler le privé). Peut-être aurais-je dû parler de Piekielny, et ne parler que de lui. C’était là mon dessein originel : raté, le sort en a décidé autrement.

C’est en écrivant ce livre que j’ai compris pourquoi la Promesse, que j’avais lue à un âge où l’on est si peu clairvoyant sur soi-même, m’avait à ce point fasciné : ma mère était de la dynastie des Mina, il fallait que le front de son fils fût ceint de lauriers pour qu’elle pût enfin s’en coiffer à son tour. Mais là où Romain s’était mis à écrire pour la sienne, c’est à la fois grâce à la mienne et contre elle que je suis devenu écrivain : ce qui aujourd’hui m’emporte et m’exalte et me tient lieu de vie, c’est à elle, sans doute, que je le dois.

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J’ai dit combien adolescent je lisais peu. Il n’y a guère qu’une seule lecture dont je me souvienne avant le lycée : Le Comte de Monte-Cristo. J’avais douze ou treize ans, c’était l’été, à Chamonix, je m’entraînais cinq heures par jour, et entre deux coups de patins, allongé sur un lit de camp dans une chambrée de douze j’avais pour compagnon Edmond Dantès, bon marin, fils aimant, fiancé de la belle Mercédès, qu’un complot envoie au château d’If. Là, en prison, sans savoir pourquoi ni pour combien de temps, seul et sans espoir, il songe à se tuer. Et puis un jour il rencontre Faria, vieil abbé que tout le monde tient pour fou et qui l’est peut-être un peu, à sa façon : cherchant à s’évader, Faria pendant plusieurs années a creusé une galerie dont il espérait qu’elle débouche sur la mer. Au lieu de quoi, pas de chance, elle mène au cachot de Dantès. Les deux hommes se lient d’amitié, le vieil abbé fait l’éducation du jeune marin qui devient comme son fils, par une série de déductions dénoue l’intrigue qui vaut à ce fils innocent d’être là, au château d’If, et se sentant mourir lui révèle un secret qu’il est le seul à connaître : l’emplacement du trésor des Spada, enfoui quelque part sur l’île de Montecristo. Puis Faria meurt et Dantès s’évade (je ne dirai pas comment, je ne veux pas tarasboulber l’intrigue), découvre le trésor et se venge.

Dix ans plus tard, me trouvant à Marseille j’allai visiter le château d’If, une immense forteresse flanquée de trois tours, sur un îlot rocheux ceint de remparts à flanc de falaise. Il y avait là des cellules avec vue sur la mer, d’autres sur rien, et je me souviens m’être demandé ce qui était le pire : vivre entre quatre murs avec pour tout mobilier une chaise, un broc, de la paille et, si l’on était chanceux, quelques rats pour vous tenir compagnie, ou derrière des barreaux, et tout ce bleu en vis-à-vis sans jamais avoir le loisir d’y plonger ? Ici avaient séjourné des prisonniers célèbres, mais les plus célèbres avaient connu le cachot : dans celui-là, dit le guide, se trouvait l’abbé Faria, et dans cet autre, un peu plus loin, Edmond Dantès. Entre ces deux cachots quelqu’un avait creusé une galerie – à moins peut-être qu’elle ne fût l’œuvre des personnages de Dumas ? On ne savait plus ; on ne voulait pas savoir ; on voulait y croire, à ce récit – et de fait on y croyait : en les voyant, ces cachots reliés entre eux, sombres et humides, étroits, plongés dans la nuit en plein jour et la nuit dans un silence sépulcral, je m’apitoyai sur le sort de Dantès – tu te rends compte, dis-je à Marion qui m’accompagnait ce jour-là, qu’il a vécu ici pendant près de quinze ans ! –, puis je me réjouis sincèrement qu’il se fût évadé.

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Balzac sur son lit de mort convoqua Bianchon, médecin de La Comédie humaine. Seul Bianchon, disait-il, aurait pu le sauver.

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À Saint-Pétersbourg, on peut visiter la maison de Raskolnikov ; à Vérone, on s’embrasse sous le balcon de Juliette.

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Dans le Vieux-Nice, place Rossetti, sur la façade de l’Antonia Caffe, une plaque indique ceci : « Antonia, la marchande de journaux, Jallez, le normalien, héros de La Douceur de la vie, commencèrent leurs amours sur cette place, dans l’œuvre de Jules Romains ».

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Au temps de sa gloire, Oscar Wilde – à qui la vie devait hélas, écrira Proust, apprendre plus tard qu’il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres – disait que la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes avait été le plus grand chagrin de sa vie.

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J’ai pleuré la mort d’Ariane et Solal.

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Et j’ai cherché Piekielny. J’ai cru à la scène du chapitre VII de la Promesse. Car cette scène on ne la lit pas, on la voit. On vous voit tous les deux, la souris triste et son air craintif, sa barbiche roussie par le tabac, et le petit garçon en culottes courtes, coiffé d’un béret trop grand pour lui, vêtu d’un veston de coutil et chaussé de galoches qu’il a traînées dans les rues de Wilno. Tu portes de longues chaussettes qui te montent aux genoux, tu as neuf ans et nous sommes avec vous, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka.