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Ce tableau moi aussi je l’avais vu. Je me revoyais au Louvre quelques années plus tôt, dans le pavillon de Flore, dans la grande salle où à l’exclusion de tout autre tableau Michon nous rappelle qu’il se tient. Mon souvenir était imprécis, je n’aurais su dire à combien d’années il pouvait remonter, ni à quoi ressemblait le tableau, mais la lecture ensoleillée dans la nuit en ravivait les couleurs, et peu à peu je les revoyais, les onze, le « Grand Comité de la Grande Terreur », je revoyais l’habit de pékin et les bottes de Billaud, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes de Carnot, le plumet sur la tête de Prieur, sur la table le plumet de l’autre Prieur, les souliers à boucle inutiles sur les pieds de Couthon, les souliers à boucle sur les pieds de Robespierre, la houppelande de Collot, l’habit de pékin de Barère, les souliers à boucle de Lindet, l’habit d’or de Saint-Just, et Jean Bon Saint-André, le plumet à la main. Je lisais Les Onze et les onze se tenaient à nouveau devant moi dans la chambre à Marseille, invariables et droits, comme sur le tableau de Corentin. Ce tableau, je l’ai dit, j’étais sûr de l’avoir vu. Je voulais le revoir. Le petit matin me trouva montant les marches de Saint-Charles non pour le ciel mais pour Paris, où je pris le métro gare de Lyon jusqu’au Louvre, puis un billet pour le musée, où je priai un gardien de m’indiquer le pavillon de Flore. Par là, dit-il en pointant vaguement son doigt devant lui, en vénitien. Devant la Vénus de Milo je passai en flèche et l’imaginai boudeuse, outrée par mon irrévérence, caressant l’idée d’un bras d’honneur mais finalement se ravisant ; je continuai devant la Victoire de Samothrace sans même lui jeter un regard ; un peu plus loin Napoléon en grand habillement sacrait Joséphine ; la Grande Odalisque se contorsionnait lascivement ; la Liberté guidait mes pas vers Les Onze mais Les Onze se dérobaient à mes yeux ; je rebroussai chemin vers Mona Lisa qui depuis cinq cents ans prodigieusement fait la gueule (un sourire, ça ?), et c’est à peine si je la vis sur les écrans à travers quoi des Japonais la regardaient, béatement lui souriaient ; peu m’importait, je me foutais de La Joconde : j’étais là pour Les Onze, le tableau de Corentin, or Corentin, me dit un gardien à qui je demandai où diable il pouvait être accroché, ce tableau, Corentin n’existait pas, n’avait jamais existé, pas plus que le tableau inventé par Michon dans son livre, inventé de toutes pièces, Monsieur, et vous n’êtes pas le seul à ce jour tombé dans le panneau.

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Si j’avais pu, le temps d’une nuit, me souvenir vaguement puis de plus en plus précisément du tableau fictif d’un peintre imaginaire, être certain de l’avoir déjà vu, ce tableau, et le lendemain vainement le chercher un peu partout dans le Louvre, il n’était pas impossible qu’au cours de sa vie la vieille dame ayant lu la Promesse se fût convaincue de l’existence d’un certain Piekielny, et sur cette fiction brodant sa propre fiction le fît accéder inconsciemment au rang de personnage réel. Elle croyait l’avoir connu, en somme, parce que Gary avait écrit noir sur blanc qu’il vivait au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à une époque où, déjà, elle aussi s’y trouvait. Mais elle ne savait pas ce que moi je savais : elle ne savait pas que Gary avait inventé Piekielny, ou plutôt qu’il l’avait tiré du Révizor de Gogol pour le réinventer à sa guise – ce que du moins je croyais. Car il y avait une autre hypothèse à laquelle, étonnamment, je n’avais pas songé.

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Il paraît qu’au seuil de la mort on voit sa vie défiler en flash-back, en un éclair, jusqu’au premier souvenir. Qu’a-t-il vu, Romain Gary, en peignoir rouge et chemise bleue le mardi 2 décembre 1980 ?

Est-ce qu’il a vu Big Sur, la plage, les phoques, les flots, son frère l’Océan ? Est-ce qu’il a vu la France ? La faiblesse qui dit non à la force dans ce général qui l’avait incarnée ? Est-ce qu’il a vu la vieille Renault délabrée du chauffeur Rinaldi, sa mère à Salon-de-Provence ? La Promenade des Anglais ? La Baie des Anges ? L’hôtel-pension Mermonts ? Est-ce qu’il a vu Varsovie ? Les moustaches de Gogol ? Et Vilnius ? La Vilnius d’aujourd’hui ou celle d’alors, quand elle était Vilna ou Wilno ? La cour de la Grande-Pohulanka ? Ses souliers d’enfant ?

Et qui pourrait dire s’il n’a pas vu en dernier lieu ses petits pieds sous l’ombre d’une barbiche roussie par le tabac ?

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On a longuement épilogué sur les raisons de son geste. Pourquoi se loge-t-on une balle dans la tête quand on est Romain Gary ? On a dit qu’il avait charge d’âmes et d’amour et qu’il ployait là-dessous ; que les malheurs du monde l’accablaient plus encore que ses propres malheurs ; qu’il portait en lui depuis longtemps déjà le soleil noir et nervalien de la mélancolie ; que le double-Je Gary-Ajar l’avait consumé ; qu’il y avait La Vie devant soi, d’accord, mais la mort juste derrière, en embuscade, le coup de grâce à cinq coups ; que la tosca, qui est un spleen en plus fort, en plus slave, finalement l’avait emporté. Et puis on a prétendu qu’il avait peur de vieillir ; peur des jours qui patiemment s’amoncellent puis s’affaissent et s’effondrent, d’un seul coup ; du fracas noir et blanc de la mort. Lui-même a dit dans sa dernière lettre que « rien à voir avec Jean Seberg », qu’il s’était « bien amusé », qu’il s’était « enfin exprimé entièrement » – mais est-ce que cela est possible ? On peut se perdre en conjectures. On peut aussi relire la correspondance Romain Gary-Raymond Aron.

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Ces deux-là se connaissaient depuis le Son et Lumière dans Londres éventrée, du temps des petites fusées de Berlin. L’un comme l’autre se battaient pour la France, Aron dans les pages d’un journal et Gary dans le ciel, et l’un comme l’autre écrivaient : le premier dans Londres à feu et à sang reçut du second des nouvelles qu’il fit publier. Puis il lut le manuscrit d’Éducation européenne, promit à son auteur  une «grande carrière littéraire », lui souhaita tout le succès du monde, vit son vœu exaucé : on connaît la fortune du premier roman de Gary qui s’en étonna dans une lettre : « Mon cher Raymond, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? »

Trente-cinq ans plus tard, Gary lui fit parvenir son dernier roman, agrémenté d’une dédicace élogieuse. La boucle était bouclée, et Aron pour le remercier lui renvoya la lettre écrite en 1945. Alors, sur un bristol daté du 29.XI.80, quatre jours avant le grand flash-back, Gary lui fit cette réponse : « Merci, cher Raymond Aron, pour cette lettre qui me rappelle les jours où j’“y” croyais encore : gloire littéraire, célébrité, etc., etc. Tout, maintenant, est devenu “etc., etc.” (…) À vous fidèlement. »

Peut-être après tout qu’il ne faut pas chercher plus loin : Gary avait cru à la littérature qui était la vie même, qui s’abouchait à la vie et se confondait avec elle ; il avait cru que la littérature triompherait de la vie, et voilà qu’il n’y croyait plus. La flamme avait cessé de brûler sur l’autel. Les Lettres ne brillaient plus dans la nuit.