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On voyage beaucoup, tout au long d’une vie. Romain Gary en tout cas a beaucoup voyagé. On voyage encore beaucoup après sa mort – du moins si l’on est Romain Gary. On vous emmène de la rue du Bac à la cour des Invalides, dans un paletot de bois sous le drapeau tricolore, puis en l’église Saint-Louis où l’on chante en polonais avant les oraisons, La Marseillaise et le roulement des tambours. Alors, direction le Père-Lachaise où deux solutions s’offrent à vous : le caveau qu’on referme pour y mettre des fleurs par-dessus ; le créma que vous avez préféré au caveau. Et puis on croit que c’est fini mais non, il faut encore prendre le train puis la voiture puis le bateau puis le large, où dans la baie de Roquebrune on disperse vos cendres et voilà.

Voilà donc à quoi se réduit votre vie, la vie d’un homme à qui la vie a fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais, un homme tour à tour aviateur, diplomate, écrivain, adoubé, encensé, méprisé, admirable grand tas de secrets bardé de joies, d’angoisses et de chagrins : un petit tas de cendres jetées dans les vagues et dans le vent, un peu de gris dans un peu plus de bleu.

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Mais il reste ses pages qui sont là, indubitables, sous nos yeux – en tout cas sous les miens. J’achève ce livre qui s’ajoute à la glose, j’ajoute un codicille à la Promesse que j’emporte avec moi, à Roquebrune où décidément tout finit.

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J’y suis arrivé par la gare un matin de novembre. Depuis Nice, les rails longent la côte comme s’ils en dessinaient les contours. Villefranche-sur-Mer, Beaulieu-sur-Mer, Cap-d’Ail et Monaco se succèdent, on les laisse derrière soi et voilà, on y est, Roquebrune-Cap-Martin, on peut descendre du train puis marcher, grimper des chemins minuscules à travers des cyprès, des mimosas, des figuiers, d’autres arbres encore dont je ne connais pas les noms. Le village est perché, il a Monaco sur sa droite, en contrebas, Menton sur sa gauche, le mont Agel dans son dos et lui faisant face, majestueuse, plein sud et à perte de vue la mer, immense et bleue.

Des ruelles mènent au château qui a dix siècles, à l’olivier qui en a vingt, à l’atelier d’un vieil homme, moustache blanche, cheveux blancs, deux yeux rieurs et cerclés de lunettes, peau mate et boisée, comme s’il l’avait façonnée à sa guise : il s’appelle Julien, il est sculpteur sur bois. Sur son établi des pinceaux, un compas, des gouges, une scie, un maillet, d’autres outils (un trusquin ? des guimbardes ? un bouvet ?) qu’il nomme et dont j’ignore l’usage, une lampe dont l’abat-jour est en paille ; les murs en pierres sèches sont striés d’ombre et de lumière ; partout au sol, de la sciure et des copeaux de bois. Je suis ici depuis 1959, dit-il, dans cet atelier à deux pas du château. Je lui demande s’il a connu Romain Gary. Pas beaucoup, dit-il, et puis il ajoute : surtout madame Gary (c’est comme ça qu’il appelle Lesley Blanch). Une belle femme. Le consul, on ne le voyait pas si souvent. Seulement l’été, très tôt le matin ou en fin d’après-midi. Il arrivait qu’il se promène, là-bas, en robe de chambre et mocassins, puis qu’il s’adosse à l’olivier face à la mer, juste à côté de la chapelle. Il y restait pendant des heures, à attendre Dieu sait quoi – moi, en tout cas, je ne l’ai jamais su.

Le saura-t-on jamais ?

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Il faudrait pour cela retourner à l’été 59. Ça sent le jasmin, le lilas ; les cigales inlassablement font percuter leurs cymbales ; Gary contre son olivier face à la mer ne dit rien. J’imagine qu’il s’est levé de bonne heure ; qu’il a descendu des chemins minuscules à travers des cyprès, des mimosas, des figuiers, d’autres arbres encore dont lui sûrement connaît les noms dans trois langues ; qu’il a marché pieds nus la chemise entrouverte, ses mocassins à la main, sur le sable encore tiède ; qu’il a longuement nagé dans la mer, longuement joui du soleil, contemplé les oiseaux là-haut dans le ciel, la cavalerie céleste s’éployant sur fond bleu ; puis qu’il est rentré pour finir son chapitre VI et s’est dit à nous deux, Piekielny. Et alors il a jeté un œil sur les feuillets encore blancs, un autre sur le hamac, pensé qu’après tout rien ne pressait, fait la sieste ou fumé des Gauloises en regardant l’azur, la mer scintillant comme une feuille d’aluminium froissée. Et puis il a lu, ou plutôt il s’est relu comme on doit se relire, sans complaisance et sans cesse, comme chantent les cigales, inlassablement. Peut-être alors a-t-il souffert à nouveau du bon gros rire des punaises bourgeoises, enfilé sa robe et chaussé ses mocassins, salué le petit Julien dont les mains juvéniles, cramponnées aux guimbardes, s’échinaient déjà sur le bois. Et puis il a pris le chemin de Menton, la rue de la Fontaine jusqu’à l’olivier face à la mer toujours bleue où il ne dit toujours rien.

À quoi peut-il bien penser ? À la pure exaltation, à cette ivresse un peu sobre qu’est l’écriture, quand les mots tombent sur la page comme tombe la neige en hiver sur les toits de Vilnius. Aux sacrifices de sa mère. À ce qui les rachète au centuple, la fortune et les femmes, le deuil éclatant du bonheur. Aux cigales. Aux variations du ciel. Aux souris tristes. À tant d’autres choses que nous ne saurons jamais.

Allez, ça fait déjà un moment qu’il est là à ne rien faire, il est l’heure de rentrer. À nous deux, Piekielny. Il rebrousse chemin jusqu’en son cagibi aux murs éventrés ; le vent du soir s’y engouffre comme le vent d’hiver s’engouffrait sous le porche à Wilno ; au loin on entend les cigales, le clapotis de la mer, la scansion du jour qui s’enfuit ; Gary est assis en tailleur parmi les feuillets, les stylos, il va se mettre à écrire. La mer brille sous la lune. Il écrit.

En haut de la page : Chapitre VII. Et au-dessous, juste au-dessous : La dramatique révélation de ma grandeur future, faite par ma mère aux locataires du no 16 de la Grande-Pohulanka, n’eut pas sur tous les spectateurs le même effet désopilant. Il y avait parmi eux un certain… Et la voilà devant nous, la souris triste, la voilà qui sourit : elle s’arrête dans l’escalier, contemple gravement, respectueusement le petit garçon de Wilno qui deviendra ambassadeur, peut-être même écrivain, quelqu’un d’important qui connaîtra les grands de ce monde et devant eux prononcera les neuf lettres de P-I-E-K-I-E-L-N-Y, les écrira dans un livre, et si le livre a du succès, se prend-il à rêver, peut-être son nom sera-t-il arraché aux limbes du passé, nimbé de gloire aussi longtemps qu’il y aura des gens pour le lire et le dire, et ne jamais l’oublier.

Voilà pourquoi en cet instant quelque chose comme de la joie furtivement passe dans son œil, Piekielny. Voilà ce qu’il fomente en secret, et pourquoi il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire. Il tapote la joue du petit Roman, puis vient la requête. Le cri du cœur. Le petit Roman entend le nom de la souris et nous entendons, nous, en écho, le rire hugolien, rabelaisien de Gary, le grand rire intérieur entremêlé de sanglots : le souvenir de ce nom, le salut de l’homme qui le porta dans Wilno, le temps infime et révoltant d’une vie tiennent tout entiers sur la pointe d’un stylo-plume.

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Vous êtes sûre, dis-je à la vieille dame, un Piekielny aurait donc vécu ici, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka ? Elle acquiesça d’un hochement de tête. Enfin, précisa-t-elle, Piekielny, c’était son surnom. Tout le monde avait un surnom. Ça veut dire infernal, en polonais. Il était tellement discret qu’on l’appelait comme ça depuis toujours. Par antiphrase. Pour se moquer. Il en avait pris son parti, et lui-même se présentait comme M. Piekielny. Mais son vrai nom, je l’ai oublié. À moins que… Attendez, laissez-moi un instant. Dzięgiel. Oui, c’est bien ça. Je crois qu’il s’appelait Dzięgiel.