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J’aurais pu me rendre aux Archives, consulter le registre de la Grande-Pohulanka, vérifier sur-le-champ s’il s’y trouvait, ce Dzięgiel, dit Piekielny. Mais il ne m’était pas déplaisant que tout cela finalement restât enveloppé de mystères, à jamais évanoui dans les brumes du passé. Peu m’importait après tout de savoir s’il avait réellement vécu, s’il avait jailli de la main bien connue de Gary ou d’ailleurs, des entrailles d’une femme que nul ne connaît plus : s’il n’était que d’encre et de papier, voilà qui signait le triomphe indubitable, éclatant, de la littérature via la fiction.
Mais s’il avait existé pour de vrai, comme disent les enfants ? Si de ce corps réduit en cendres sur les bûchers de Klooga, ou changé en nuage dans les plaines à betteraves et barbelés de Pologne, ou plus sûrement tombé à Ponar dans la forêt naine au pied des grands arbres, si de ce corps, donc, Gary avait fait un corps de mots ? La littérature triomphait encore, cette fois-ci à travers le réel.
On prétend parfois qu’elle ne sert pas à grand-chose, qu’elle ne peut rien contre la guerre, l’injustice, la toute-puissance des marchés financiers – et c’est peut-être vrai. Mais au moins sert-elle à cela : à ce qu’un jeune Français égaré dans Vilnius prononce à voix haute le nom d’un petit homme enseveli dans une fosse ou brûlé dans un four, soixante-dix ans plus tôt, une souris triste à la peau écarlate, trouée de balles ou partie en fumée, mais que ni les nazis ni le temps n’ont réussi à faire complètement disparaître, parce qu’un écrivain l’a exhumée de l’oubli.
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Gary écrit le nom de Piekielny sur la page. Le fait-il naître ? Renaître ? Jaillir du tréfonds de sa mémoire ? Ou bien cela vient-il de plus loin, de l’imaginaire se déployant par miracle pour assujettir le réel ? Je ne sais pas. Il est tout-puissant. Il écrit. Il ne pense qu’à cela. Écrire. Tenir le monde en vingt-six lettres et le faire ployer sous sa loi.
REMERCIEMENTS
Au Centre national du livre et aux missions Stendhal de l’Institut français,
À Dalija Epstein et Loïc Salfati,
À Elžbeta Šimelevičienė, Dalius Žižys et aux Archives lituaniennes,
À Myriam Anissimov, Paul Audi, Lesley Blanch, Joseph Bulov, Dominique Bona, Marc Dvorjetski, Roger Grenier, Irina Guzenberg, Jean-François Hangouët, Maeva Likern, Henri Minczeles, Paul Pavlowitch, Yitskhok Rudashevski et Avrom Sutzkever, pour leurs pages si précieuses.
À Jean-Marie Laclavetine et Anne Vijoux.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
1 : Adagp, Paris 2017 pour l’œuvre de Romualdas Kvintas / photo www.vilnius-tourism.lt ; 2 : Musée Jacquemart-André / Inst. de France / Scala, Florence ; 3, 4, 5, 8 et 10 : photos de l’auteur ; 6 : Collection Sylvia Stave Agid / photo Patrick Léger ; 7 : Collection particulière ; 9 : Louis Monier/Gamma-Rapho ; 11 : Evans/Three Lions/Getty Images.
FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE Un certain M. Piekielny
« Quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire : au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny… »
Quand il fit la promesse à ce M. Piekielny, son voisin, qui ressemblait à « une souris triste », Roman Kacew était enfant. Devenu adulte, résistant, diplomate, écrivain sous le nom de Romain Gary, il s’en est toujours acquitté : « Des estrades de l’ONU à l’Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l’Élysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n’ai jamais manqué de mentionner l’existence du petit homme », raconte-t-il dans La promesse de l’aube, son autobiographie romancée.
Un jour de mai, des hasards m’ont jeté devant le no 16 de la rue Grande-Pohulanka. J’ai décidé, ce jour-là, de partir à la recherche d’un certain M. Piekielny.
Né en 1987, François-Henri Désérable est l’auteur, aux Éditions Gallimard, de Tu montreras ma tête au peuple et d’Évariste.
DU MÊME AUTEUR
TU MONTRERAS MA TÊTE AU PEUPLE, 2013 (« Folio » no 5849 et Folioplus classiques no 295).
ÉVARISTE, 2015 (« Folio » no 6170).