Alors bien sûr il aurait sans doute quelques motifs de stupéfaction : il s’étonnerait certainement de voir ces barques sans rames qui semblent mues par la seule force de l’esprit ; il serait peut-être apeuré par ces insectes aux trajectoires si droites et qui laissent des nuages éphémères, le blanc jailli de leurs ailes finissant par se dissoudre dans le bleu du ciel ; il s’inquiéterait de savoir où sont passés les Dalmates, les Albanais, les Flamands, les Grecs, les Milanais, les Tartares, les Mongols, et il se demanderait de quelles contrées lointaines proviennent ces hordes barbares portant des bananes autour de la taille, des chaussettes dans leurs sandales, leur inculture en bandoulière et, au bout d’une perche, cette drôle d’amulette qu’ils brandissent si souvent face à eux.
Je ne prétends pas non plus que certaines transformations de la ville, certains changements dans sa physionomie ne manqueraient pas de l’étonner : qu’a-t-on fait, se demanderait Canaletto, de l’église San Geminiano ? Et depuis quand des jardins se trouvent à la pointe orientale du Castello ? Et ces trois ponts supplémentaires, jetés par-dessus le Grand Canal ? Et quelle est cette horreur, sur le campo Manin ? Est-ce qu’on a pendu son architecte haut et court, entre les colonnes de Saint-Marc ?
Mais enfin il la reconnaîtrait, sa Venise : il la trouverait sans doute amochée, enlaidie par le tourisme de masse, mais il n’aurait pas la sensation d’avoir perdu tous ses repères, la fâcheuse impression d’être jeté en terre inconnue, tandis que Piekielny, pensais-je en me promenant dans Vilnius, s’il devait y revenir, hic et nunc, Piekielny sans doute effaré, certainement attristé, n’y trouverait rien, quasiment rien qui lui fût familier, rien qui pût lui rappeler la Wilno de l’époque, de cette époque qu’il avait connue, et qui dans le puits sans fond du passé avait sombré avec lui.
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Me promenant dans Vilnius, je pensais donc à Venise. Vilnius était l’anti-Venise. Le temps y avait opéré selon des modalités différentes, avec des conséquences opposées : d’un côté – Venise – la cristallisation du passé, et de l’autre – Vilnius – son anéantissement pur et simple.
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J’avais tort.
Je devais apprendre plus tard que la topographie de la ville n’avait pas été totalement bouleversée. Outre la tour de Gedymin, subsistaient, un peu partout dans Vilnius, des rues, des jardins, des places, des monuments, des immeubles antérieurs à l’époque de Piekielny, que ses yeux sans doute avaient vus et que les miens pouvaient voir : l’immense gâteau de mariage qui a tout d’une cathédrale, le jardin des Bernardins, la porte de l’Aurore, tout un tas d’églises que surplombe la colline des Trois Croix, la Vilnius catholique, donc, était toujours là, mais la Vilnius de Piekielny, la Vilnius juive avec ses yeshivot, ses synagogues et ses maisons de prière, la Jérusalem de Lituanie, elle, avait bel et bien disparu.
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« La gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe. »
En commençant cette enquête, je ne savais presque rien de Piekielny, ni son prénom ni son âge, ni même sa profession, mais je savais qu’il était mort pendant la guerre, assassiné par les nazis. On devait pouvoir trouver son nom quelque part sur le registre d’un camp – sa vie réduite à un jeu d’écriture par la main d’un fonctionnaire de la mort.
Je savais – je croyais savoir – qu’il avait voyagé.
Il avait connu la promiscuité des wagons, le réveil dans la nuit noire où rien ne luit, l’étourdissement des grandes plaines désolées de Pologne, le sifflement du train qui arrive au bout des rails d’une gare sans nom.
Il n’en était pas revenu.
Il était juif, Piekielny. Pas un de ces Juifs du soleil et du beau langage débarqués tout droit de Céphalonie, non, lui était un Juif de la neige et du silence, taciturne, effacé, respectant le Shabbat, craignant Dieu et Le chérissant, voyant Sa présence dans toute chose – un nuage dans le ciel ? La barbe de Yahvé ! – et se mettant volontiers sous Sa protection (même s’il fermait toujours sa porte à double tour – on n’est jamais trop prudent). Et dans ses prières du matin il ne Lui demandait qu’une chose, une toute petite chose dérisoire et grandiose et qui m’émeut infiniment : que les damnés de la Terre fussent connus, ne serait-ce qu’un instant, de ceux qui en étaient les maîtres.
Mais les prières, n’est-ce pas, n’engagent que ceux qui les font. Et puis le barbu omnipotent n’a pas le temps de tout exaucer, encore moins de tout entendre, on ne Le blâme pas, on Le comprend, alors qu’on le comprenne aussi, Piekielny : il ne pouvait s’en remettre à Lui seul, il lui fallait des garanties, au cas où, dans l’hypothèse où l’Autre là-haut serait trop occupé. Or vivait dans l’immeuble ce gamin à qui la mère promettait monts et merveilles : ton nom, lui disait-elle, sera un jour gravé en lettres d’or sur les murs du lycée, tu seras D’Annunzio, lui disait-elle, tu seras Victor Hugo, Prix Nobel, lui disait-elle, alors lui, Piekielny, se disait qu’après tout pourquoi pas – qu’avait-il à perdre, sinon des rahat-loukoums et des soldats de plomb ? Il irait lui parler.
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De Piekielny je savais donc les deux ou trois choses que renfermait la Promesse, ni plus ni moins que les quelques lignes laissées par la main de Gary. Or Gary était mort, enténébrant les secrets du petit homme qu’il avait mis en lumière, le temps d’un chapitre, les emportant avec lui dans le bleu du dernier chapitre à Menton, et je doutais qu’il y eût encore des vivants qui fussent en mesure d’éclairer ma lanterne.
Alors bien sûr il y avait peut-être quelqu’un quelque part qui avait pu le croiser fortuitement, un très vieux monsieur né avant-guerre à Wilno dont la pupille un soir d’hiver à la vue d’un petit homme en redingote s’était dilatée : le petit homme revenait du marché, il avait dans la poche une boîte de rahat-loukoums, il lui en avait offert quelques-uns, et il n’était pas impossible alors que le très vieux monsieur se remémorant cette scène se souvînt du goût presque élastique des rahat-loukoums entre sa langue et son palais, de la petite main qu’il avait tendue au petit homme pour le remercier solennellement, à la façon des enfants, et de la façon dont le petit homme avait passé une main sur sa tête à lui, le très vieux monsieur, ébouriffant ses cheveux blancs qui étaient blonds.
Mais je ne devais pas me faire d’illusions : s’il existait, et si cette scène avait eu lieu, ce très vieux monsieur n’avait sans doute jamais connu le nom du petit homme en redingote, et s’il l’avait connu il ne se souvenait plus de lui, et s’il s’en souvenait ses souvenirs étaient vagues, et s’ils ne l’étaient pas c’est qu’ils étaient anecdotiques, et puis, à supposer qu’il fût encore en vie, comment le retrouver ? D’emblée je dus me rendre à l’évidence : je ne saurais jamais vraiment qui était Piekielny. S’il y avait eu des témoins de sa vie, le temps les avait récusés.