37
Pourquoi, songeant à Piekielny, j’entends du violon ?
C’est peut-être qu’il en jouait. Les soirs d’hiver à Wilno étaient longs : il fallait bien s’occuper. Il y avait pour cela mille façons et l’une d’elles, pas plus improbable qu’une autre, consistait, à partir d’instruments à cordes, à vent, ou plus rarement à percussion, à produire ce langage universel, cette incompréhensible et néanmoins sublime alchimie sans quoi la vie serait amoindrie. Et quand songeant à Piekielny je tends l’oreille, c’est du violon que j’entends. Son violon, il l’avait sans doute acheté d’occasion, au début du siècle, pour une poignée de roubles ou de zlotys – il ne valait guère plus, des vers à bois avaient rongé les éclisses, une des chevilles lui manquait, de même que ce drôle d’hippocampe séché qu’on appelle une volute, et puis il faut dire aussi qu’il était usé jusqu’aux cordes, si mal en point que même un violoniste virtuose, un Paganini de Wilno n’aurait pu en tirer qu’un son rauque, éraillé, quelque chose comme la voix rogommeuse d’un vieux poivrot polonais en décembre, quand il rentre chez lui après la cuite de plomb journalière, avançant comme il peut dans la neige noire et blanche, foulée de pas incertains, invectivant les badauds, le ciel et la nuit.
Piekielny n’était pas luthier mais il était bricoleur, pas plus bête qu’un autre et habile de ses mains, et pendant des mois il l’avait patiemment restauré, allant jusqu’à sculpter lui-même une sublime volute qui n’avait rien de l’hippocampe habituel : il lui avait donné la forme d’une moustache en guidon, large, épaisse, aux pointes légèrement recourbées – proustienne, aurait-il dit s’il avait connu Proust, mais Proust alors était inconnu, connu seulement de quelques comtesses, de salonnards à gibus et particule qui deviendraient les piliers de sa cathédrale du temps.
Dans sa jeunesse, il en avait joué, du violon, Piekielny, avec une véritable frénésie, et puis il avait fallu se tuer à la tâche pour gagner de quoi vivre, de sorte que, ayant emménagé rue Grande-Pohulanka, il n’avait plus eu que la nuit pour s’adonner à son passe-temps favori, or chacun sait que la nuit les gens dorment. Alors il sortait son violon de l’étui – une boîte ocre, tapissée à l’intérieur de velours violet, et qu’il avait trouvée abandonnée dans la cour de l’immeuble –, tendait les crins de l’archet, se plaçait face au pupitre devant la fenêtre ouverte sur le ciel étoilé, puis ayant calé la base de l’instrument dans son cou, entre sa clavicule et sa mâchoire, il jouait, comme ça, une bonne partie de la nuit, mais jamais un son n’en sortait : jamais la mèche de l’archet ne touchait les cordes du violon qu’il avait retourné à dessein. Ses voisins étaient sans doute endormis, et s’ils ne l’étaient pas il avait peur que sa musique ne leur fût ennuyeuse, ou lassante, ou qu’elle ne fût si peu accommodée à leurs goûts qu’ils lui demanderaient d’arrêter son crincrin, or il voulait se faire aussi discret que possible, il ne voulait pas s’attirer des histoires et comptait bien vivre sa vie sans qu’on lui fît le moindre reproche : il était confus d’exister. Alors il s’abandonnait dans la voluptueuse mélodie du silence, passant et repassant la mèche de l’archet sur le bois vernis du violon, jouant pour de faux mais regardant pour de vrai les étoiles.
38
Les étoiles à Wilno scintillent comme à Nice – mais à Nice elles scintillent au-dessus de la mer. Les Kacew mère et fils y sont arrivés, via Varsovie, à l’été 1928. La mère y devient gérante de l’hôtel-pension Mermonts, une modeste pension de famille pourvue d’une vingtaine de chambres dont l’une, plus vaste et plus belle que les autres, est dévolue au fils qui commence à écrire.
Or pour se faire un nom dans les Lettres, encore faut-il en avoir un. Certains noms vous assignent un destin auquel il serait illusoire de vouloir échapper : que faire d’autre, par exemple, quand on s’appelle Chateaubriand, que grand écrivain ? « Presque mort » quand il vint au jour il était déjà immortel, et je ne serais pas étonné d’apprendre que son œuvre était là, éclatante et indiscutable, invisible, au revers de ses langes : il n’avait plus qu’à la signer de son nom.
Quand à dix-huit ans je commençai à jeter sur des feuilles de papier quelques phrases bancales, dépourvues de rythme et dénuées de poésie (les relisant aujourd’hui je voudrais présenter mes plus plates excuses à ces arbres que j’ai pu offenser), je n’avais aucun talent mais j’avais un nom d’écrivain. Ce Désérable, avec son accent tonique sur la dernière syllabe et sa connotation québécoise, me paraissait assez satisfaisant. J’aurais voulu pouvoir en dire autant de ce François-Henri : ma mère avait tenu à m’affubler d’un prénom composé car c’était, pensait-elle, le comble du chic. Je le trouvais surtout démodé, vieillot, fleurant l’Ancien Régime, et j’en eus la confirmation quand je publiai mon premier livre : votre recueil, là, sur la Révolution, me dit un libraire, eh bien figurez-vous qu’en voyant votre prénom sur la couverture, j’ai d’abord cru à la réédition d’un ouvrage oublié, quelque chose comme les Mémoires d’un académicien du XIXe, comme quoi, les prénoms…
Ce prénom je ne sais si je l’aime, mais c’est le mien, je m’en accommode, et quand il me semble trop long je le réduis souverainement à ses seules initiales. Le jeune Kacew, lui, n’avait rien contre Roman, et débarquant à Nice il se contenta de le franciser en Romain. Mais quant à son nom, c’était niet : « Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe, lui dit sa mère. Si tu étais un virtuose violoniste, ce serait très bien, mais pour un titan de la littérature, ça ne va pas… » Le titan qui n’avait pas encore écrit une ligne passait « des heures à essayer des pseudonymes », et ce n’est qu’en 1943, dans Londres à feu et à sang, qu’il trouva ce Gary aujourd’hui si français qui en russe veut dire : « brûle ! »
39
S’ils étaient à Nice, c’est qu’il avait fallu quitter Wilno.
Après s’être vendus assez mal les chapeaux maternels s’étaient vendus plutôt bien, puis de nouveau plutôt mal, puis Roman était tombé malade et il avait fallu le soigner, précipitant la ruine de sa mère et les envoyant de nouveau sur les routes, à Varsovie où Mina avait de la famille, puis à Nice où elle n’en avait pas mais c’était en France et là-bas, pensait-elle, son Romouchka accomplirait le destin qu’elle lui avait assigné. Il avait donc fallu quitter pour toujours le no 16 de la rue Grande-Pohulanka : « Nos meubles furent saisis et je me souviens d’un Polonais gras et chauve avec des moustaches de cafard, allant et venant dans les salons, une serviette sous le bras, en compagnie de deux acolytes qui paraissaient sortir de Gogol, tâtant longuement les robes dans les placards, les fauteuils, caressant les machines à coudre, les étoffes et les mannequins d’osier. » Voilà ce qu’il écrit dans la Promesse à propos de leurs déboires à Wilno. Qu’y apprend-on ? Que Gary a lu Gogol.
40
Avant de le lire, il a dû en entendre parler, sinon à l’école, du moins par sa mère qui l’a peut-être joué, sinon dans les théâtres impériaux de Pétersbourg ou de Moscou, du moins sur des tréteaux montés à la hâte au beau milieu d’un village, en bordure de Volga devant des moujiks accablés de fatigue, doublement rubiconds par l’effet de l’alcool et du froid.