Выбрать главу

– C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète: qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite? Je vas faire chauffer l’eau.

Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine:

– Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

– Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

– Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne! entendez-vous! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…

Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole:

– Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite!…

Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.

Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.

Quand elle rouvrit les yeux, la fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et, cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de flotter autour d’elle tout proche.

– Tiens, dit-elle à haute voix, le vent est tombé.

Sans qu’elle pût expliquer pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.

– Ça doit aller maintenant sur cinq heures! fit-elle.

Elle résolut de descendre à la cuisine pour s’y faire un peu de café. «Je devrais aussi souffler la lampe du vestibule», pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants. Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit toute grande.

Le presbytère, racheté par la commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager, mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est clos sur un côté par une simple haie d’épines; sur les deux autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison occupe le quatrième. Elle a deux entrées: l’une, sur la gauche, donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit, protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un papier goudronné.

Ce fut vers l’angle plus obscur de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non? Il était difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.

Toute crainte s’était maintenant évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement l’aube prochaine.

– Qui va là? dit-elle d’une voix mal assurée.

La réponse lui vint aussitôt, et de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la maison ténébreuse.

– C’est moi…

– Qui, vous?

– Moi, le nouveau curé de Mégère.

À cause de sa petite taille, elle dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du mur, et pour la première fois, son maître.

– Attendez une seconde, monsieur le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre. Mais elle saisit d’abord la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête. Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.

Le visage apparaissait très nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de froid.

– Vous êtes venu, répétait-elle machinalement, vous êtes venu…

Elle ne trouvait rien d’autre. Le vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.

– Veuillez d’abord descendre, fit le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner à sa voix un accent d’autorité.

– J’arrive, dit Mlle Céleste.

Elle descendit aussi vite qu’elle put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée! Certes, l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse, l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés, que d’essieux tordus! La semaine dernière encore… Mais elle pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. «Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse, dimanche, à la messe…»