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– J’ai entendu… dit-il.

– Entendu, quoi?

Le cri qu’elle retenait encore faillit s’échapper de sa gorge. Elle ne s’expliqua pas depuis, comment, par quel miracle, elle avait pu étouffer au-dedans d’elle ce hurlement furieux, semblable à ceux qu’on pousse en rêve. Il n’avait fallu qu’un regard du prêtre. L’épouvante qu’elle y lisait n’en troublait pas l’extraordinaire limpidité. Ce regard lui fit honte.

Le curé de Mégère l’avait déjà précédée dans sa chambre, et le buste hors de la fenêtre grande ouverte, la tête penchée sur l’épaule, il scrutait la nuit avec une attention prodigieuse.

– Là, dit-il enfin, le doigt tendu vers un point de l’horizon, tandis que, dans son désarroi, elle cherchait en vain quelque repère parmi ces sombres masses confuses. Il se retourna. Il était toujours livide, mais ses lèvres minces exprimaient déjà une sorte de résolution calme, presque farouche.

– Qu’ai-je là, devant moi, là?…

– Devant vous? Un pommier.

– Je ne parle pas du pommier. Plus loin que le pommier, beaucoup plus loin?

– Comment voulez-vous… Mon Dieu! Mon Dieu! il fait plus noir que dans un four! Et quoi donc que vous avez vu?

– Je n’ai pas vu, dit-il, j’ai entendu.

Il alla brusquement vers la table, prit une feuille de papier. L’effort qu’il s’imposait pour rester calme donnait à chacun de ses mouvements saccadés une précision mécanique.

– Voilà cette maison, continua-t-il, en dessinant rapidement; voilà le chemin que j’ai pris, l’orientation de cette fenêtre…

Et, traçant une ligne oblique à travers la page:

– Qu’y a-t-il dans cette direction?

– Ben, je ne sais pas… des pâtures.

– Et au-delà des pâtures?

– Des… Il n’y a rien. Le village est par derrière nous, dans votre dos.

– Mon Dieu!… fit-il. Alors, il faut prévenir, battre la campagne! Comment me retrouver, m’orienter sur un terrain que je ne connais pas?

Elle se tordait les mains, perdue dans ces paysages ténébreux qui lui étaient devenus brusquement aussi étrangers qu’une contrée d’Afrique.

– Le château, dit-elle enfin.

– Quel château? Où est ce château?

– C’est bon, c’est bon, grogna la vieille, méfiante. Et si vous n’avez pas vu, quoi donc que vous avez cru entendre?

– Je n’ai pas cru entendre, répliqua le prêtre, d’une voix dont la fermeté commençait à rendre courage à la servante, j’ai entendu. Deux cris, deux appels, suivis d’un coup de feu. Dormiez-vous?

– Je crois que oui, avoua-t-elle, un peu penaude. Dans mon rêve, je pensais que le volet de la cuisine battait contre le mur. C’était vous qui cogniez à ma porte. Avez-vous frappé longtemps?

– Non, fit-il avec douceur; vous m’avez répondu tout de suite. Peut-être dormiez-vous moins profondément que vous ne pensez, mademoiselle Céleste?

Elle essayait de réfléchir, la tête dans ses mains, avec de petits cris étouffés, que la moindre parole de sympathie eût changés en sanglots convulsifs. Mais le prêtre allait et venait autour d’elle, sans paraître se soucier de sa présence. Au bruit des grosses semelles sur le plancher, elle comprit qu’il avait enfilé ses souliers, qu’il était prêt. Mais elle n’osait plus desserrer les doigts qu’elle tenait pressés contre ses paupières. Son cœur frappait dans sa poitrine à grands coups sourds: elle aurait juré qu’au premier effort pour se mettre debout, ses jambes allaient se dérober sous elle, et pourtant lorsque le jeune prêtre posa la main sur son épaule, nulle puissance au monde ne l’eût retenue à sa chaise.

Encore s’il lui eût parlé en maître, aurait-elle retrouvé, peut-être, assez de volonté pour discuter; mais il n’essayait même pas de la rassurer, soit que l’idée qu’on pût refuser secours à un être humain en détresse ne lui vînt même pas, soit qu’il fût résolu par avance à ne rien demander qui dépassât l’énergie et les forces de la vieille servante.

– Vous m’accompagnerez en haut du sentier, dit-il; je ne suis pas sûr de le reconnaître, mais j’attendrai là-haut, jusqu’à ce que vous soyez revenue à la maison. Vous ne courrez donc absolument aucun danger.

Il essaya deux fois la pile d’une lampe de poche. Mlle Céleste remarqua qu’il la tirait d’un élégant étui de cuir, marqué à son chiffre. Il surprit son regard et haussa les épaules, sans doute irrité de lui voir attacher quelque importance à cette futilité en un pareil moment.

Elle le suivit, jusqu’au premier tournant de la route, en silence. Elle était maintenant hors d’état d’opposer une résistance quelconque, ou même d’objecter quoi que ce fût. Sa terreur n’avait même plus d’objet: elle l’attachait simplement au pas de ce prêtre inconnu qu’elle eût désormais suivi n’importe où, aussi désarmée qu’une enfant.

Il allait très vite, singulièrement vite sur ce mauvais sentier qu’il n’avait cependant suivi qu’une fois – plus vite qu’elle – avec une assurance de somnambule. L’air était calme autour d’eux, et si froid, qu’ils avaient l’impression d’une sorte de résistance imperceptible, ainsi que d’une légère soie qui se déchire. L’image d’un crime, acceptable un moment plus tôt, au fond de la maison solitaire, semblait maintenant tout à fait inconcevable, sous ce ciel limpide, si proche.

– Mademoiselle Céleste…

Le curé de Mégère venait de s’arrêter brusquement. La grande route luisait un peu, juste à leurs pieds, avant de s’enfoncer de nouveau, dans les ténèbres.

– Mademoiselle Céleste… (il posait la main sur l’épaule de la servante, reprenait péniblement son souffle), peut-être me suis-je trompé, après tout?…

Elle ouvrait la bouche pour répondre lorsque la lumière de la lampe électrique, le temps d’un éclair, la frappa en plein visage. Elle ne put que balbutier:

– Je ne sais pas…

– Trompé ou non, reprit-il, nous devons maintenant aller jusqu’au bout. Oui, n’eussions-nous qu’une chance, cette unique chance est celle d’une créature humaine en péril; notre remords serait trop grand de la lui faire perdre par notre faute. Je suis un homme paisible, mademoiselle Céleste, et même un peu plus craintif qu’il ne conviendrait sans doute. Mais je suis prêtre aussi.

Il prononça les derniers mots d’une voix claire qui dut porter fort loin, beaucoup plus loin qu’il ne le supposait, dangereusement loin dans cet air sec, aussi sonore qu’une enclume. La vieille fille mit aussitôt un doigt sur ses lèvres.

– Certes, poursuivit-il après un long silence coupé d’accès de toux, nous courons le risque d’être… Je cours le risque d’être un peu ridicule. N’importe. Les épreuves de Dieu sont ce qu’elles sont, grandes ou petites… Mon avis – il se reprit – ma volonté, mademoiselle Céleste, est de pousser jusqu’à la première maison venue, coûte que coûte. Si ma pauvre mémoire ne me trompe, il en est une pas très loin d’ici, vers la gauche. Mais y trouverons-nous du secours?

– C’est la maison de Phémie – de la sonneuse – de votre sonneuse, monsieur le curé.

– Est-elle capable d’aller donner l’éveil, d’expliquer?… Je crains de ne pouvoir prendre part aux recherches, et d’ailleurs un prêtre n’est pas un gendarme. Je ne puis qu’offrir mon secours au blessé, le cas échéant. Que dites-vous?…

La petite lampe électrique s’alluma aussi brusquement que la première fois, et sur les traits bouleversés de sa servante, le curé de Mégère put voir se dessiner une espèce de sourire.

– Dieu! dit Mlle Céleste, Phémie? Elle pourrait bien réveiller tout le canton.

II.

– Qu’est-ce que vous en dites, de notre nouveau curé, Firmin?

– Ben, monsieur le maire, un gamin, avec son air de petite fille, mais selon moi, voyez-vous, plus réfléchi qu’on ne suppose. Vous n’auriez pas dû le laisser là-haut, il n’y avait qu’à prendre notre temps.

Ils couraient sur la route gelée. Le claquement de leurs sabots faisait un seul roulement qu’on devait entendre là-bas, aux premières maisons du bourg. Une vague rumeur montait derrière eux.

Tout Mégère savait depuis longtemps que la grande Phémie n’avait peur de rien. Cette fois encore elle n’aurait pas déçu leur attente. À peine informée par Céleste, elle dégringolait la pente de toute la vitesse de ses longues jambes et cinq minutes plus tard frappait de sa socque à la porte du maire, dont la maison un peu isolée par un vaste enclos est l’une des plus rapprochées de l’église. Le temps qu’il enfilât sa culotte, ouvrît sa fenêtre, elle avait déjà secoué la sonnette du cabaretier Mendol chez qui le vieux garde champêtre Firmin prend pension depuis la mort de sa femme, et tirait de leur lit, du même coup, les deux fils de Mme Heurtebise qu’elle retrouva une minute plus tard, ivres encore de sommeil et grognant comme des ours sur la petite place où déjà le maire, hors de lui, menaçait de boucler cette sacrée garce dans le local des pompiers, «histoire de lui apprendre à mettre par ses contes la commune sens dessus dessous». L’arrivée du curé de Mégère avait mis fin à la dispute, les quatre hommes décidant «de faire un tour là-bas, puisque aussi bien la nuit est fichue…» De l’autre côté du Mail, derrière les platanes géants, le reste du village n’a rien entendu, ne sait rien.