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Ils ont commencé par bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se sont mis à courir. L’échauffement de la discussion ne les soutient plus, ni la cordiale complicité des gros rires, ni ce quart d’eau-de-vie que la femme Marivole leur a donné en hâte, au dernier moment. La voix calme, assurée, bien qu’un peu tremblante du jeune prêtre sonne encore à leurs oreilles. Qui sait?…

– Ménage la pile, Jean-Louis.

Le mince faisceau de la petite lampe tourne autour de la grille du parc, fait sortir un moment de l’ombre ses grands pilastres. Elle est ouverte, comme toujours. Un des battants, détaché de ses gonds rongés de rouille séculaire, n’est retenu que par un pieu solidement planté dans le sol. Le parc n’est d’ailleurs qu’un médiocre jardin de deux hectares, envahi par les ronces, et dont la pente douce aboutit à un minuscule ruisseau qu’ils écoutent un moment bruire dans le silence.

– On a l’air idiots, constate le maire. Qu’est-ce qu’on va f… ici? Sacré curé! Mais les gars de Heurtebise décident qu’on ira jusqu’au bout, qu’on en aura le cœur net. Les sabots claquent maintenant en désordre autour de la vieille maison, dont la façade orientée au levant commence d’émerger de la nuit, fenêtres closes.

– Supposé qu’un type ait fait le coup, remarqua le garde champêtre, sûr qu’il aurait filé du côté de Dombasle. En tout cas, il n’aurait pas pris par ici, vers le village.

– Quel coup? demanda le maire, goguenard.

– «Supposé», que j’ai dit. Une supposition, quoi. Une idée, rien de plus. À mon sens, s’agirait de passer d’abord derrière la bicoque, de descendre… Laisse-moi donc parler, Eugène, raisonne… Voyons! tu pourrais crier ici tout ton saoul, tirer le pistolet, je veux être pendu si on t’entendrait du presbytère; les murs étoufferaient le son. Sûr que la chose a dû se passer du côté opposé; c’est clair…

– Quelle chose, farceur? répète le maire.

– Louis, tu m’embêtes! dit le garde.

Les fils Heurtebise étouffent un rire complaisant. Magnanime, le premier magistrat de Mégère offre des cigarettes, qu’il prend à même la poche de sa veste de velours.

– Autant voir, conclut-il. Et si nous ne voyons rien de suspect, parole, mes fieux, je vous remmène. Il n’y aurait pas de bon sens à réveiller ces gens-là.

Il montre d’un geste large la maison qu’un bref éclair de sa lampe vient de parcourir encore de haut en bas. C’est un grand cube de pierre, d’une tristesse que ne réussit à égayer nulle saison, toujours la même sous le soleil ou l’averse, au centre de son jardin dévasté. Mais les habitants de Mégère ont pris l’habitude de la voir renaître chaque matin, au flanc de la haute colline, parmi ses arbres dépouillés, dans une brume rose répandue brusquement, et qui se décolore aussi vite. Mme Beauchamp, qui l’habite depuis une dizaine d’années, est la veuve d’un officier de marine, une vieille petite femme vêtue de noir, chaussée de noir, gantée de noir, aux yeux bleus fanés, un peu railleurs. Elle y vit en compagnie d’une ancienne religieuse sécularisée de Notre-Dame-de-Sion, venue des Flandres, qui lui sert de gouvernante, et passe aux yeux des familiers pour une parente. Philomène, la petite bonne de quinze ans, fille d’un pauvre journalier de Mégère, recueillie par charité à la sortie d’un café suspect de Grenoble, couche sous les combles. Mme Beauchamp a peu de relations, mais choisies. On raconte qu’elle a été très belle, que son mari l’adorait, et qu’elle a fait avec lui le tour du monde.

L’autre côté du parc est un peu moins broussailleux mais fort escarpé. Le chemin, coupé de ravines profondes, qui le partage en deux tronçons de largeur inégale, serpente d’abord à travers un maigre taillis pour descendre presque à pic vers la route de Dombasle à Filière. C’est dans ce chemin que s’engage le maire. Les deux fils Heurtebise fouillent les buissons à sa droite, le garde un peu plus loin, à sa gauche. Sur les hautes cimes des ormes, une bande de corneilles, réveillées par le bruit, battent lourdement des ailes, sans oser prendre leur essor dans le ciel ténébreux. Une pluie de brindilles sèches crépite sur l’épais tapis de feuilles mortes.

– L’assassin doit s’être perché là-haut, sûr, dit le maire à mi-voix. Faut croire que notre curé n’a pas entendu souvent leur chanson, pas vrai, Firmin?

Le ciel pâlit vers l’est, donne déjà l’illusion de l’aube. La route de Dombasle est maintenant visible à leurs pieds. Une vitre vient de s’allumer quelque part, dans la campagne, ou peut-être n’avaient-ils pas remarqué encore cette lueur tremblotante, doublée par son reflet.

– Tiens, remarque Jean-Louis Heurtebise, voilà Drumeau qui sort des plumes…

– Oh! Oh! Ohé!… crie l’autre gars, les mains en cornet devant la bouche, à la manière montagnarde.

Il a couru jusqu’à une pointe en surplomb qui domine la route, et sa silhouette se détache nettement sur le fond couleur de cendre.

– Ohé! Oh! ôôô… répond la voix.

Elle est toute proche et presque aussitôt le maire l’entend se mêler avec celle d’Heurtebise, dans un murmure confus.

– Quoi qu’il y a, Jean-Louis?

– C’est Drumeau, répond l’interpellé de sa place. Il a vu là-bas notre lumière, et il est venu se renseigner, pas plus.

Ce Drumeau bûcheronne dans la forêt de Servières que ses ancêtres n’ont pas quittée depuis des siècles, mais son travail prend fin aux premières neiges d’avril et il vit le reste de l’année d’un certain nombre de métiers divers, tous de petit rapport, et qui nourrissent difficilement sa femme et ses cinq enfants. Sur la recommandation de la châtelaine, le curé l’a choisi comme fossoyeur et il chante encore le dimanche au lutrin.

Les cinq hommes circulent à présent sur la route sans prendre la peine de baisser la voix.

– Des cris, s’exclame Drumeau, vous voulez rigoler! Le curé les aurait entendus de là-bas, du presbytère, à plus de cinq cents mètres d’ici? et pas moi. Des blagues!… Je ne suis pas sourd, les gars!

– Il y aurait eu aussi un coup de feu, objecte le maire avec un rire forcé qui trahit son embarras.

– Un coup de feu?

Le visage du jovial fossoyeur s’est assombri.

– Quoi? Un coup de fusil?

– Non, de pistolet, qu’on suppose. Un claquement…

– Un claquement? Le curé dit qu’il a entendu un claquement? Et comment diable était-il là, notre curé, puisqu’il avait manqué la patache? Ça m’a l’air d’un garçon pas ordinaire. Arrivé à pied, ou quoi? Vous l’avez vu?

– Il est venu dans la voiture de Mathurin, tard dans la nuit.

– Bigre…

Les mains dans ses poches, tête basse, ü sifflait entre ses dents, cherchant à rassembler ses souvenirs. Puis ü commença à bourrer tranquillement sa pipe.

– Voyez-vous, faut être juste, le vent n’est tombé qu’à la mi-nuit. Tant qu’il souffle, ces diables de sapins font un bruit! Pensez: le bois pousse comme il veut, c’est plein de branches mortes, une vraie forêt vierge. Dans ces moments-là, vous pourriez toujours tirer le pistolet, malheur! Ça craque et ça grince, ça détone des fois comme la Souippe, aux crues d’avril. Mais… vers deux heures, la brise a sauté plein nord; le calme est venu, c’est vrai qu’on aurait entendu souffler une belette. Possible que je me sois endormi, conclut-il en se grattant la tête sous sa casquette de laine, seulement, un vieux bûcheron comme moi, ça ne dort que d’un…

Tout en parlant, ils avaient atteint le tournant de la route, et revenaient un peu en désordre vers l’entrée de la sente étroite tracée par Drumeau lui-même et qui, cent pas plus loin, aboutit à sa chaumière. Ce fut à ce moment que l’image sinistre déjà bien éloignée de leur pensée, vint de nouveau s’emparer d’elle.

– Hé, Polyte, disait Jean-Louis Heurtebise au bûcheron déjà disparu dans le taillis, fait pas encore jour, ne laisse pas là ta bécane, mon homme!