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– Quelle bécane?

Elle était là, posée contre le fût d’un grand pin, à peine dissimulée par les ronces. L’espèce de lueur qui des collines voisines semblait depuis un moment glisser à ras de terre, le long des pentes, comme une eau louche, faisait luire son guidon nickelé. Il paraissait incroyable qu’elle eût pu jusqu’alors échapper à leurs regards.

– Sacrédié! fit le maire.

Le gars Drumeau revint en courant tout essoufflé.

– J’aurais bien juré qu’elle ne s’y trouvait pas, je l’aurais bien juré, parole d’homme, répétait-il machinalement… et la buée de son haleine continuait de monter dans l’air calme.

D’un même mouvement, ils s’élancèrent en désordre, coupant au plus court, vers le château. La voix du garde les arrêta:

– Minute! La chose a dû se passer par ici. Battons le terrain d’abord… Il sera toujours temps de prévenir la dame.

– Vingt dieux!

C’était Claude Heurtebise qui d’un peu plus loin leur faisait signe. Sa tête blafarde sortait seule de l’épaisseur du taillis, et ils voyaient remuer ses lèvres sans entendre aucun son. Déjà le maire, ses gros bras lancés en avant, fonçait courageusement dans les ronces. Ils le rejoignirent aussitôt.

– Un mort, les gars! criait Claude Heurtebise. Mais le cri des corneilles invisibles couvrait sa voix.

Le cadavre reposait sur le flanc. Tout autour le sol était nu, soit que l’homme se fût débattu dans son agonie soit que – plus vraisemblablement – son meurtrier eût tenté de le traîner plus loin, sans y réussir. La tête disparaissait presque dans un coussin de feuilles mortes ramenées en tas sous les épaules. Le sang, déjà figé par le froid, faisait à la hauteur des reins une large et hideuse plaque de boue noirâtre, hérissée d’aiguilles de pin.

– C’est aux reins que ça le tient, dit Jean-Louis. Il a sans doute été descendu par derrière.

La lanterne électrique, prêtée par le curé de Mégère, ne donnait plus qu’une lueur rougeâtre. Pour distinguer le visage, ils durent essuyer avec leurs mouchoirs la face tuméfiée, déjà violette, et comme le maire glissait timidement un doigt entre la poitrine et le col de la chemise, très serré, un jet de sang gluant lui inonda les mains.

– C’est un gars, remarqua le garde agenouillé près de son chef, un fort gars tout jeune. Pas du pays.

Les traits semblaient ceux d’un homme de vingt-cinq ans. Le front un peu bas fuyait vers les tempes, les oreilles larges et décollées, la mâchoire inférieure très saillante, le cou trop court faisaient un ensemble assez repoussant, et néanmoins l’expression générale du visage ennobli par la mort n’inspirait aucune répulsion.

– Ça n’a pas l’air d’un mauvais gars, dit Louis Heurtebise, exprimant ainsi la pensée de chacun.

Ils soulevèrent légèrement le corps, mais en vain. Le dos n’était plus qu’une carapace de terre mêlée de feuilles agglutinées par le sang. La blessure restait invisible.

– Faudrait tailler à même la chemise, reprit le grand Louis. Prends le couteau dans ma poche, Claude… Je ne peux pas le lâcher, il est lourd.

– Halte! fit le garde. Ce n’est pas notre affaire, ça.

Un imperceptible filet de sang frais coulait encore, d’un rouge vif sur cette matière brune, à l’odeur âcre. Ils ne le remarquèrent pas.

– Sûr qu’il est mort, répétait le maire, bien mort. Et pourquoi qu’il ne se serait pas cassé les reins en glissant sur ces sales roches? C’est lisse comme du verre, y a pas plus trompeur.

– Possible, dit le garde. Mais qu’est-ce qu’il serait venu f… ici, tout seul, en pleine nuit? Et dans ce costume encore! Il n’a qu’une chemise, une culotte, et il avait retiré ses sabots… Faudrait retrouver ses sabots.

Claude Heurtebise était resté penché sur le cadavre; il appela son frère, d’un clin d’œil.

– Regarde ça, fit-il.

Au milieu de la poitrine, il tenait son doigt fixé sur un trou rond, à peine visible, cerné d’un trait bleuâtre. Sous la pression, une goutte jaillit.

– Balle, dit le garde. L’entrée… On a dû lui mettre ça de près, l’étoffe de la chemise est brûlée.

Ils se regardèrent en silence. Dans l’aube livide leurs visages apparaissaient plus blêmes encore. Quelques minutes plus tôt, un quart d’heure peut-être, l’homme étendu à leurs pieds n’était pas seul. Jean-Louis Heurtebise parla pour tous.

– L’autre ne peut pas encore avoir filé bien loin, dit-il.

Leurs yeux fouillaient à la dérobée le bois mystérieux, la campagne vide et muette, qui semblait monter, surgir lentement des profondeurs de la nuit.

– Nous devons prévenir au château, fit le maire. Tant pis. Ça m’embête d’inquiéter la vieille dame, mais on ne peut pas la laisser comme ça dormir tranquillement jusqu’au jour avec un macchabée dans son jardin.

Ils remontèrent vers la maison, tête basse. À mi-chemin, l’idée vint au garde.

– Jean-Louis, va-t’en veiller la bécane, garçon. Vois-tu que le type saute dessus et file derrière notre dos.

Le grand Heurtebise haussa les épaules.

– J’ai pas d’armes, dit-il. Viens-t’en avec moi, Claude. Ils s’éloignèrent en grommelant.

La maison grise semblait plus calme que jamais derrière ses persiennes closes. Ils en firent deux fois le tour. L’obscurité était encore trop profonde pour qu’ils pussent relever aucune trace. Sur les marches du perron ils ramassèrent cependant un lacet de cuir.

– Firmin! murmura le maire à voix basse.

De son doigt tendu, il désignait l’angle extérieur gauche du toit. Une légère spirale de fumée montait dans l’air immobile. Son reflet un peu bleuâtre la distinguait seule du ciel.

– Ça doit venir de la chambre de Madame, reprit-il. Drôle tout de même que son feu ait duré jusqu’au matin. Écoute, mon homme, on va d’abord essayer d’éveiller la gouvernante. Je crois que sa fenêtre est juste au-dessus. Tu n’as qu’à y jeter une poignée de graviers, en douce.

Mais les minuscules cailloux vinrent s’abattre en vain sur les volets de chêne. Quelques-uns tintèrent contre la vitre.

– Pas croyable, dit le garde.

Ils échangèrent un regard déjà soupçonneux. L’avarice de l’ancienne religieuse était la fable de Mégère.

– On verra ce qu’on verra, garçon, déclara le maire. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de scandale qui tienne. Tire la cloche. Une, deux… Halte!… C’était assurément le grincement d’un gond rouillé, mais la persienne sur laquelle ils tenaient fixés leurs regards n’avait pas bougé d’un pouce. Le garde étendit de nouveau la main vers la cloche.

– C’est toi, Philomène, dit le maire. Je viens de voir le bout de ton nez, fillette. Et comme la jeune servante ne soufflait mot derrière son volet à peine entrouvert:

– Descends tout de suite que je te dis, répéta-t-il d’une voix menaçante. Descends, au nom de la loi! Tu me reconnais bien, c’est moi, M. Desmons, le maire. Et voilà Firmin.

– J’vas réveiller Mme Louise.

– Non!

Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la silhouette de la gouvernante apparut au haut de l’escalier.

– Remontez, Philomène, dit l’ancienne religieuse aigrement. Que se passe-t-il?

– J’ai besoin de vous deux, interrompit le maire presque grossièrement. S’agit de s’entendre, nous quatre, avant de réveiller Madame.

– Réveiller Madame!

Elle eut un petit rire qui fit monter le rouge aux joues du premier magistrat de Mégère. L’intervention du garde champêtre arrêta heureusement sa réplique.

– Elle est peut-être bien réveillée à ct’heure, dit-il d’un air finaud. Sa cheminée fume.

Une minute le regard aigu de la gouvernante toisa le vieux de la tête aux pieds, mais elle dédaigna de répondre et, se tournant vers le maire:

– Une cheminée qui fume? demanda-t-elle. Est-ce pour une cheminée qui fume qu’on réveille les gens?

Sans doute elle les croyait ivres, la réputation de sobriété du maire et de son garde n’étant pas des plus sûres.

– Madame Louise, il y a un macchabée dans le jardin, voilà ce qu’il y a.

Les mots sortaient avec peine de sa gorge et il avait grand mal à garder un reste de sang-froid devant cette femme dont le calme extraordinaire l’humiliait.

– Un mac… un macchabée…