— Y a qu’une route pour viendre ici. Donc on n’a qu’à faire le pet. Sitôt qu’on apercevra du vilain, toi et le vieux crado, vous vous mettez une peau de mouton sur le dos, y’en a plein dans la remise. Même que vous pourriez tout de suite vous en attacher une pour être paré. Si les roycos se pointent, vous foncez dans le petit enclos de derrière, là où ce que se trouve le troupeau. Je te parie de calcif à m’n’onc’ qu’une fois à quatre pattes au milieu des brebis c’est tintin pour vous voir.
— Quelle connerie et raconte ? s’inquiète le pauvre tuteur.
— C’est pas une connerie, Gros. Tu sais qu’elle a du chou, ta nièce ?
Le Majestueux pousse un sourire qui enrhume la centenaire.
— Mam’zelle Lagrinche, déclare-t-il, ce qui lui manque, c’est pas l’intelligence, mais le savoir-vivre. Elle respecte rien. À force d’être si nique, la jeunesse commence à donner de la bande, San-A. Les mouflets voudront une pension avant d’avoir commencé à bosser.
— Montre un peu tes peaux de mouton, Marie-Marie.
Dans la brumasse du soir qui tombe, les feux de plusieurs voitures ballottent sur le sentier orniéreux.
— Acré ! lance Béru, dont c’est le tour de quart (à ne pas confondre avec le quart de tour !).
Je secoue Sam Gratt qui somnole sur une chaise devant un verre de bière vide.
— Grouillez-vous, Pépère, v’là les archers de la reine !
— Que Dieu la protège ! déclare solennellement le pochard.
— Et nous avec, par la même occasion, amen ! terminé-je.
Suivant les conseils de Marie-Marie, nous nous sommes collés l’un et l’autre une peau de mouton sur le dos, les pattes étant fixées à chacun de nos membres. La gosse nous drive vers l’enclos où une vingtaine de bêtes bêlent mornement à la nuit. Elles se précipitent sur nous, espérant qu’on leur apporte de la tortore. Rapidos on se met à quatre pattes, le Vieux et moi.
Comprenant que nous leur avons donné un faux espoir, les moutons retombent dans leur torpeur chevrotante. Ils nous acceptent sans difficulté. Reste plus qu’à attendre la suite des événements, mon colonel. Des éclats de voix me parviennent, ponctués de claquement de portes. Au bout d’un quart d’heure, des torches électriques sortent de la maison et commencent à zigzaguer dans les pourtours. L’une d’elle se dirige vers nous. Son faisceau se promène sur le troupeau. Il va, vient, s’éloigne pour plonger à nouveau dans notre direction. Un instant je crois qu’on nous a repérés car la lumière reste fixée sur nous. Et puis elle nous abandonne définitivement. Le moutonnement des moutons nous a sans doute sauvé la mise.
Des appels gutturaux retentissent. Durant plus d’une heure la sarabande des torches se propage dans la campagne. Enfin le rassemblement s’effectue. Une période de silence succède aux battues. À nouveau des portières claquent, des moteurs ronflent, La caravane d’autos s’éloigne.
— Ohé, fiston, fait Sam Gratt, vous n’avez pas des crampes, vous ?
— Taisez-vous ! intimé-je sourdement, ils ont peut-être laissé une permanence…
Un nouveau quart de plombe passe. L’odeur de suint des moutons commence à me filer mal au crâne. M’est avis que la nuit nous a beaucoup aidés à tromper les roussins…
— San-Tonio ! Vous pouvez radiner !
La gentille voix de Miss Tresse éclate à nos oreilles, plus mélodieuse que toutes les trompettes des archanges.
— Allons-y, mister Sam ! dis-je à mon compagnon de misère.
Nous nous relevons en geignant.
— Par tous les démons de l’enfer, mes os craquent comme la mâture d’un vieux rafiot ! déclare le chemineau.
Nous claudiquons jusqu’à la maison.
J’y trouve une Marie-Marie aux yeux pleins de larmes.
— Qu’est-ce que tu as, mon chou ?
— Ils ont embarqué m’n’onc’, me dit-elle. Ah ! les vaches, si tu les aurais vu, San-Tonio : des brutes ! Plus ils trouvaient rien, plus ils mécontentaient. Ils ont relevé les empreintes de l’auto…
— Malédiction, fais-je !
— … reusement, je les avais essuyées avant qu’ils arrivent ! continue la gamine.
Je la stoppe.
— Tu as pensé à ça, toi ?
— Ben ouais.
— Toute seule ?
— Tu te figures pas que c’est ma pauvre gonfle de tonton qu’aurait z’eu c’t’idée.
Elle secoue la tête.
— Y’en avait qu’un qui causait français. Pas très bien d’ailleurs. Il faisait que dire à m’n’onc’ que son tailleur était riche, et il répétait en gueulant comme un centaure ! « Voulez-vous coucher avec moi ce soir, mademoiselle, je ne connais pas Paris. C’est un très jolie ville. J’aime très beaucoup la tour Eiffel. » Complètement déplafonné, ce gus, ou alors il voulait faire croire aux autres qu’il parlait not’ langue. ».
— Et ensuite ?
— Ben, t’as vu, ils ont dragué partout dans la maison et à l’estérieur, sans rien trouver. À la fin, ils ont ordonné à m’n’onc de les suivre.
— Ils lui ont mis les menottes ?
— Non.
Je réfléchis.
— Ils l’ont emmené pour enregistrer sa déposition.
— Tu crois ?
— Probablement. On ne peut rien prouver contre lui, mens-je. Mais je me dis in petto que si les poulardins sont venus ici, c’est parce qu’ils savent que je me suis servi de l’auto louée par Béru.
Une nouvelle lueur zigzague dans le sentier.
— Vingt-deux, les revoilà ! m’exclamé-je.
La gamine file sa pipe à l’extérieur.
— Non, ça c’est Honnissoy qui rentre de son travail à vélomoteur.
Tiens, voilà qui m’intéresse. Car, tandis que je bêlais parmi les ovidés j’ai préparé un petit plan d’action, le rôle de fugitif ne me seyant pas mieux que celui de prisonnier.
San-A., mes polissonnes, c’est avant tout un baroudeur.
Alors il va barouder.
Aimable jeune fille au demeurant que cette miss Honnissoy. Un peu copieuse, convenons-en, puisqu’aussi bien on pourrait confectionner trois personnes normales en taillant dans son académie. Sur son vélomoteur, elle ressemble quelque peu à un hippopotame femelle déguisé en girouette ; pourtant on voit au rayonnement de ses bajoues, à l’éclat de ses grands yeux glauques, à la violette peinte sur sa bouche en forme d’anus que l’amour vient de labourer ses sens. Regardons la réalité en face (ce qui n’est guère difficile en l’occurrence, la jouvencelle faisant cent soixante de large) : Bérurier, l’intrépide, l’a révélée. Avant la venue du glorieux, elle végétait dans ses ternes besognes subalternes, ne connaissant en fait d’évasion que l’harmonium de m’sieur le pasteur. Entre sa vieille maman en mal de caveau et les armures de l’hostellerie de « la Licorne d’abondance et de la livre dévaluée », Honnissoy menait une vie végétative, une vie embryonnaire, une vie d’infusoire.
Désormais, grâce à Dieu (et un petit peu à Alexandre-Benoît) la chère fille connaît l’extase et ses limites. Elle a percé le grand mystère animal. Elle est initiée à la sublimation des instincts. Le Gravos a fécondé un être nouveau dont l’épanouissement appartient aux phénomènes de la nature. Il a su trouver dans ces dédales de viandasse la corde du trou du luth et percuter de son marteau magique les délicates plaques du vibraphone secret. Qu’il en soit remercié, le chérubin rose. Sa hardiesse, ses efforts et sa technique ont porté leur fruit. Dorénavant, la gente Honnissoy n’est pucelle que vous croyez. Elle se désempale du vélomoteur et s’avance vers le seuil de l’ancestrale demeure. Marie-Marie se jette dans ses bras pour la bisouille d’accueil.
— Où qu’est mon Jules ? demande la femme de chambre (et particulièrement de celle de Gros).