Mais son outrance le perd. Il serait libre pourtant de se contenir. Il n’est que la victime de lui-même et non le jouet d’un dieu intraitable. Et à présent il doit payer le prix de ses débordements.
Mais il existe une issue dans ce malheur : le discernement, la recherche de la bonne vie, l’équilibre et la mesure (ne pas tuer, ne pas convoiter d’autres femmes, rappelle Zeus, avec des mots pareils aux commandements d’un décalogue ultérieur !).
Athéna intervient : c’est à Ulysse que reviendra la charge de répondre à cette grande question de la vie réparée. Transportons-nous par la pensée sur les remparts d’Elseneur au Danemark. Hamlet y promène sa carcasse. « The time is out of joint, I was born to set it right ! » (« Le temps est sorti de ses gonds, je suis né pour le réinstituer ! ») C’est la mission d’Ulysse.
Ulysse s’accorde à la description donnée par Zeus de l’homme. Il s’est attiré la rage d’un dieu – Poséidon, en l’occurrence. Il devra payer sa faute sur un chemin d’embûches. L’Odyssée sera sa rémission. Au bout de la route, la récompense adviendra peut-être.
Pour l’instant le but visé est son palais pillé par les prétendants.
Seul Ulysse parviendra à réparer ce qu’il a défait.
Seul Ulysse effacera ses outrances.
Seul Ulysse rejointoiera le monde.
Seul « Ulysse l’endurant » sera digne de la liberté qu’il avait d’abord déshonorée en l’usant.
À présent, libre à lui d’essayer de se montrer libre.
LA GUERRE, NOTRE MÈRE
« Il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. » Cette phrase, sanglot d’un dieu tombant du haut de l’Olympe, est de Simone Weil. La philosophe appelait l’Iliade « le poème de la force ».
On aurait pu lui rétorquer que d’autres thèmes le traversent : la compassion, la douceur, l’amitié, la nostalgie, la loyauté, l’amour.
Mais Simone Weil écrivit son texte sur l’Iliade dans les années 39-40 en pleine invasion nationale-socialiste, et le fracas des bottes sur les pistes d’Europe électrisait d’effroi toute lecture.
Son sentiment nous révèle une certitude (Homère ne l’aurait pas désavouée) : la guerre est notre grande affaire. Peut-être la plus vieille et la plus éternelle. On la croit endormie, elle se réveille. Les braises couvent sous les cendres de la paix. Et penser qu’une déflagration mondiale est la « der des ders » est probablement le souhait de conscrits embarqués vers le front qui prennent leur espérance pour une certitude et pèchent de n’avoir pas assez lu les fulgurances d’Homère.
LES HOMMES NE VEULENT PAS LA GUERRE
!
Au début de l’Iliade, les hommes ne veulent pas la guerre. Après neuf ans de batailles, les Achéens venus de la mer aspirent à rentrer chez eux.
Comme pour toute armée loin de ses bases, le temps a rongé l’ardeur.
Les hommes rêvent à leurs foyers.
Rien n’est plus nostalgique que les nuits d’un soldat, Napoléon le savait qui prétendait préparer ses batailles en consultant le songe de ses hommes au bivouac.
Même Agamemnon, l’Atride, en convient : l’expédition de Troie est un échec et il faudrait songer au retour. Dès les premiers vers de l’Iliade sont contenues les aspirations du roi achéen à retrouver la patrie :
Neuf années ont passé, neuf années de l’immense Cronide,
et le bois de nos nefs a moisi, les cordages se rompent.
Nos épouses, c’est sûr, et nos enfants en bas âge
restent assis à guetter au palais. C’est une œuvre impossible,
hors de notre portée, qui nous fit venir sur ces rives.
Comme je vous l’ordonne, obéissons tous à mon ordre :
fuyons d’ici sur nos nefs vers le doux pays de nos pères.
N’espérons plus prendre Troie, la ville aux larges ruelles.
(Iliade, II, 134-141.)
Ce sont les premiers chants. Pourtant, malgré l’espoir de ces pacifications, bientôt, le sang va couler, les hurlements recouvriront le fracas du métal.
Pour l’heure, l’humanité, moins désinvolte que les dieux, cherche encore à éviter le massacre.
La voie diplomatique tente de se faire entendre.
Les effets de manche des chancelleries ne sont-ils pas les plus fiables signes des avant-guerres ? Plus les ambassadeurs redoublent de courtisaneries, plus la tragédie approche...
Dans ces premiers chants, nous sommes dans les temps de la composition.
Hector pousse son frère Pâris à se battre en duel contre Ménélas. Celui qui gagnerait emporterait Hélène et les deux armées pourraient regagner leurs camps. Plus tard, il tente encore de métamorphoser la guerre inéluctable en un pugilat entre deux combattants. Il sait, sent que
Zeus au joug suprême n’a pas accompli ses promesses,
il réserve d’affreux desseins aux uns et aux autres,
jusqu’à ce que vous preniez Ilios, citadelle solide,
ou que vous succombiez près des barques fendeuses-des-vagues.
(Iliade, VII, 69-72.)
Pour éviter cela, il propose qu’un Grec vienne le défier.
Cette solution pacifiste est un rêve immémorial pour les hommes : transposer la guerre de masses en un duel de chefs. Ainsi donc, les puissants résorberaient le gigantisme du conflit en s’affrontant sur le ring. Chaque adversaire absorberait la charge de représenter les millions d’âmes de son peuple. Ce serait un duel de titans investis d’un pouvoir de représentation.
C’est finalement le principe du putsch contemporain : les princes ou les présidents s’éliminent dans les palais, quelques Judas sont emportés, la masse reste stable.
Imagine-t-on les litres de sang économisés si Alexandre et Napoléon s’étaient battus au sabre devant des témoins à l’aube ? Si le Kaiser et Clemenceau s’étaient affrontés au Champ-de-Mars ?
Et si, aujourd’hui, le sultan Erdoğan défiait la chancelière Merkel au catch ? Pour les Achéens, la solution du duel est un vœu pieux, un rêve de théâtre, un doux fantasme. Car les dieux sont en embuscade, avides de sang humain.
Bref, le blond Ménélas pourrait défier le beau Pâris. Cela réglerait le sort d’Hélène.
En outre le combat ne manquerait point d’allure ! Le cinéaste Christopher Nolan en ferait un sacré épisode.
Les intentions des hommes au début de l’Iliade ne sont-elles pas louables ? Les hommes sont las de la guerre. On découvrira bientôt que les dieux finiront par l’être des hommes.
L’Iliade et l’Odyssée sont des tentatives d’échapper au découragement.
LA GUERRE, NOTRE MÈRE
Agamemnon expose les grands principes du duel :
Si Alexandre vient à tuer Ménélas dans la lutte,
qu’il possède Hélène, et tous les trésors avec elle.
Nous reprendrons, quant à nous, les barques fendeuses-des-vagues,
gagnant Argos aux beaux chevaux, l’Achaïe riche-en-femmes !
Si c’est le blond Ménélas qui tue au combat Alexandre,
que les Troyens nous la rendent et tous les trésors avec elle.
(Iliade, III, 281-285.)
Cette solution épargnerait tant de sang ! Mais il ne faut pas oublier que les dieux sont bellicistes. Par un stratagème un peu grossier, ils briseront le pacte entre les hommes.
Plus tard, chaque fois que nous assisterons aux chocs des armées, un dieu sera là, à la manœuvre, embusqué derrière les troupes, excitant les ardeurs, encourageant la lutte. Zeus les « poussait à combattre », dit Homère sans tergiverser, pour décrire un assaut troyen conduit par Hector. Quel aveu !