Zeus les poussait à combattre.
Ils allaient, égalant la bourrasque des vents redoutables,
qui, sous la foudre de Zeus notre Père, fond sur la plaine,
dans un fracas divin se mêle au flot – innombrables
vagues tumultueuses de l’onde retentissante,
écumantes crêtes croissant par-devant, par-derrière ;
ainsi les troupes troyennes, groupées par-devant, par-derrière,
étincelantes de bronze, marchaient à la suite des princes.
(Iliade, XIII, 794-801.)
Ma mère me chantait une chanson soviétique pendant la Guerre froide : Les Russes ne veulent pas la guerre.
Les dieux ne sont pas des Russes, ils aiment la guerre, ils la veulent. Ils poussent les hommes à la faire. Ils divisent pour régner.
À quelque chose malheur est bon, dira plus tard le proverbe populaire.
Les grandes divinités – olympiennes hier, politiques aujourd’hui – prospèrent sur les décombres. Les ruines sont leur terreau fertile. Est-il inconvenant de dire que certaines oligarchies pétrolières tirent du désordre collectif de l’Orient un intérêt privé ?
Une fois lancée par les dieux, la guerre se déchaîne et devient une entité que personne ne peut arrêter. Une force vive.
Hommes ! Il ne faut pas libérer la violence qui dort en nous.
Car on réveille alors une fureur que rien ne pourra apaiser. La guerre se métamorphose en monstre autonome.
On pourrait là renverser la thèse de Simone Weil. L’Iliade est certes le poème de la force, mais aussi celui de la faiblesse.
Car la force en marche dans l’Iliade, le choc des glaives et la ruée des troupes cachent une pauvreté... la faiblesse de l’homme face aux dieux qui le poussent à la guerre. La lâcheté de l’homme incapable d’échapper à son destin guerrier, inapte à se consacrer à la bonne vie, condamné toujours à marcher vers le désastre. Comment contredire Héraclite : « Le combat, père de toute chose. » L’Empereur, cité par Balzac dans son Traité des excitants modernes, renchérissait : « La guerre est un état naturel. »
Seule chance pour l’homme de tirer sa propre épingle : l’héroïsme. La guerre n’est que la toile de fond banale de la valeur individuelle.
Des individus s’avancent sur le champ de bataille et saisissent leur chance de se distinguer. Le duel, l’aristie (par aristie, entendre le catalogue personnel des exploits), l’exhortation, la harangue, l’acte désespéré, la ruée sauvage sont des hauts faits de valeur personnelle qu’Homère ne manque jamais de décrire.
La pensée aristocratique antique cherche partout l’occasion de faire scintiller la vertu surtout dans la mêlée d’une bataille. « C’est le véritable honneur de la Grèce : une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble », écrit Michel Déon dans Le Balcon de Spetsai.
L’INÉLUCTABILITÉ DU COMBAT
Les hommes n’ont pas d’autre issue que de combattre. L’Iliade ressemble au poème de la prédestination. Pour Homère, les sociétés humaines recourent toujours à l’affrontement lorsqu’elles se rencontrent. C’est leur destin, leur fatalité. Le vieux poète a raison. L’Histoire en constitue l’infatigable preuve : l’hostilité a toujours constitué la méthode de relation la plus banale entre les hommes. La paix n’occupe qu’un interlude entre deux conflagrations.
« La paix n’est qu’un mot », dira Platon dans Les Lois.
Vivre, c’est tuer, répondent les chants d’Homère.
Il existe une dimension darwiniste dans cette exposition homérique et banale de la violence comme moyen de parvenir à ses fins. Accéder à la gloire, à la richesse, au renom, trouver femme, patrie, s’enrichir, se venger, rétablir un honneur bafoué : tout ce que poursuivent les Achéens les invite à batailler. L’homme, grand fauve à peine domestiqué, ne sait faire que cela, il aspire à l’accomplir aujourd’hui comme il y a deux mille cinq cents ans : se battre.
L’Odyssée, après l’Iliade, offrira toutefois une échappée : fuir, rentrer chez soi, oublier le cauchemar, réparer les plaies infligées au cosmos en se réinscrivant dans l’ordre ensanglanté. Mais, lecteurs ! n’oublions pas que si vous retrouvez votre petit Liré et la chaumière qui fume, la guerre peut se rallumer. Elle manque d’ailleurs d’éclater à nouveau à la fin de l’Odyssée. Zeus priera Athéna de conclure un traité durable. Il reste à espérer que la paix tienne bon et à goûter de toutes nos forces son délicieux sursis.
Dans l’Iliade, la guerre dégoûte les dieux, révolte le fleuve Xanthe, épuise les hommes. C’est une étrange despote. Elle nous gouverne malgré nous. Nous l’appelons alors que nous la haïssons. Personne ne la souhaite mais nous créons les conditions de son retour.
Seul Apollinaire trouvera la guerre jolie et détectera dans l’horrible splendeur des orages d’acier les fusées d’une création démente. Mais il y avait chez le poète d’Alcools un abîme de désespoir et les fleurs d’obus illuminaient son propre jardin de ruines.
La guerre accable d’abord Achille :
Puisse cette discorde périr chez les dieux, chez les hommes,
et la colère qui rend mauvais le plus raisonnable,
qui, plus douce encore que n’est le miel qui s’écoule,
croît comme une fumée dans la poitrine des hommes.
(Iliade, XVIII, 107-110.)
Puis elle désole Homère :
ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,
précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches
des guerriers, et livra leurs corps aux chiens en pâture,
aux oiseaux en festin.
(Iliade, I, 2-5.)
Mais que faire et qui est coupable, comme disait Lénine sur son lit de mort. Que faire contre quelque chose dont personne ne veut mais qui adviendra ?
Les dieux ont voulu la guerre. Les hommes sont faits pour la mener. Que pouvait-il arriver d’autre ? Le destin de Troie était de tomber. L’Iliade se révèle le sismographe de l’inéluctable.
Seule consolation dans ces pages de violence : les adversaires antiques se vouent toujours respect. Certes, quelques insultes fusent dans le sifflement des lances mais les soldats s’affrontent sans haine. La guerre antique est un tournoi sans bave. La violence est extrême mais la torture absente. Le cadavre d’Hector est profané par Achille mais aucun corps vivant n’est souillé. On se tue entre braves, d’un geste guerrier. Pourquoi cette grandeur dans le malheur ?
Parce que les raisons de la guerre ne sont pas idéologiques, ni politiques, religieuses ou morales. Il y a plus de haine dans les déchirements des députés de nos chambres parlementaires que dans les harangues des héros antiques.
Tous les impétrants rendent grâce aux mêmes dieux. Nulle volonté chez les Achéens ou les Troyens d’imposer un dogme, une idole ou de conquérir les âmes. Le temps n’est pas celui de la guerre de religion, où l’homme convaincu de sa propre fable voudra l’imposer. L’Iliade n’est même pas une guerre territoriale.
Seul règne l’impérieux devoir de réparer l’honneur. Et de se conduire héroïquement.