LA BÊTE EN SOI
Depuis les ruées des Troyens contre les Achéens, les générations ont senti s’accumuler au-dessus de leur tête des orages.
Ces tensions magnétiques qui décharnent les nerfs s’appellent des avant-guerres. Soudain, le ciel éclate, comme une outre crevée. Une vague se lève. Qui lui fera barrage ?
Les poètes ont décrit, au XXe siècle, ces prémices. Ödön von Horváth dans Jeunesse sans dieu, Miklós Bánffy dans Que le vent vous emporte. Les soldats, pas plus que les écrivains, ne s’y sont trompés : « Quel est cet orage qui gronde ? Quel est ce signe dans le ciel ? » disent les paroles de la Marche du 1er commando de France. Et, puis-je l’avouer ? comme je relisais l’Iliade sur les terrasses blanches de l’île de Tinos, je songeais aux événements qui secouent le monde. Partout, du Proche-Orient à la mer de Chine, une mauvaise fièvre monte. Bientôt, dix milliards d’humains connectés les uns aux autres seront en mesure de se jalouser. Et je sentais l’accumulation de ces tensions orageuses, dont seul le déclenchement de la guerre permet de crever la membrane, comme un glaive perce la panse.
Dans l’Iliade, au bout de quelques chants d’exposition, la guerre accouche. Elle surgit, bête hideuse, alimentée par sa propre énergie, conduite par son propre aiguillon.
Elle est une « ipséité », pour parler comme les philosophes (et les présidents de la République qui ont lu des livres difficiles), c’est-à-dire une chose en soi.
Selon cette prédisposition des Grecs à tout personnifier – passions comme événements –, la guerre se mue en créature frankensteinienne.
Les dieux ont libéré un monstre dans le laboratoire de l’homme. La guerre échappe aux uns et dépasse les autres. Quand Achille déclenche sa furie jusque dans le lit du fleuve, la guerre a envahi les esprits, pollué les éléments et électrisé les habitants de l’Olympe. Elle est une tornade :
Sur tous les autres dieux tomba pesamment la discorde
douloureuse. Leur cœur ballottait dans un sens et dans l’autre.
Ils s’affrontaient en tumulte.
(Iliade, XXI, 385-387.)
Même les dieux sont embarqués dans la danse macabre et bientôt la bataille devient sabbat dément, cyclone cosmique.
Le génie d’Homère est d’avoir donné corps à la guerre. Elle va courir le pays, géant dévastant la plaine à grands pas, tels le colosse de Goya ou la faucheuse de Félicien Rops.
Staline, au lendemain de Barbarossa, avait commandé à un poète soviétique un chant destiné à galvaniser les troupes. Et, dans les couplets repris par les Russes, on entendait la personnification parfaitement homérique de la levée d’armes :
Que la noble fureur
Se déchaîne, telle une vague !
C’est la guerre populaire,
La guerre sacrée !
Homère fut le premier artiste à savoir que la pensée peut s’incarner. Il prouvait dans ses chants qu’une pulsion est capable de se matérialiser. Les passions créent les événements et non le contraire. Les événements se muent alors en force incontrôlable. Après le poète aveugle, les écrivains et les penseurs se sont tour à tour emparés de cette idée de l’ipséité de la guerre. Ernst Jünger, dans un texte halluciné, salué par les surréalistes français des années 1920, Le Combat comme expérience intérieure, décrivit les Érinyes, chiennes sanglantes, déesses mortifères qui se réveillent, incontrôlables : « Le combat n’est pas seulement notre père, il est aussi notre fils ; nous l’avons engendré comme il a fait de nous. » Dans l’Iliade, les hommes font la guerre. Puis la guerre prend corps, prend vie et joue à l’homme.
D’où une certaine vacuité de s’interroger sur les origines de la guerre de Troie. La question agite pourtant l’Université : Zeus voulait-il punir les hommes ? Thétis est-elle cause de la bataille ? Faut-il n’accabler qu’Achille ? Hélène fut-elle un enjeu crucial ou un prétexte narratif ? Doit-on voir une allégorie des poussées stratégiques de l’Asie contre l’Europe ? Une simple guerre de pouvoir entre Priam et Agamemnon ? L’éternel conflit des sédentaires contre les navigateurs ? Une théorie existe même dans les traditions d’exégètes affirmant que Zeus voulait plaire à Gaïa en débarrassant la surface de la Terre de quelques milliers d’hommes devenus encombrants. Ces arguties sont passionnantes, elles ont alimenté les chroniques. Mais elles sont vaines.
N’oublions pas l’image du colosse de Goya arpentant la plaine où meurent les hommes.
La guerre est la compagne de l’homme. Elle rôde sur notre planète, ombre éternelle, chienne aux aguets.
Elle a soif, rien ne l’étanchera. Et l’homme sera toujours volontaire pour calmer sa soif. En somme, la guerre de Troie a eu lieu parce que rien ne pouvait l’empêcher. Et non seulement elle advint, mais d’autres guerres de Troie se déclencheront toujours.
Athéna, au début du poème, circule dans les rangs des Grecs démoralisés. Elle veut exciter l’ardeur. Et Homère dresse ce constat terrible :
elle allait à travers la foule achéenne,
excitant chacun : elle fit jaillir une force
dans les cœurs, ardente, incitant à lutter, à se battre.
Et soudain la guerre devint plus douce à leur âme
que le retour, sur les creuses nefs, au pays de leurs pères.
(Iliade, II, 450-454.)
Homère, poète de la lucidité. La lucidité creuse le trou de serrure par lequel nous ne devrions jamais regarder pour ne pas perdre foi en nous-mêmes.
L’OPÉRA-ROCK
Homère (prenant Sun Tzu de court) a toujours décrit l’art de la guerre en technicien. Le double art de la guerre, pourrions-nous ajouter. Celui de la puissance pure et celui de la subtilité.
Ou, pour dire les choses autrement, la guerre de Patton fonçant dans les Ardennes en 44, et celle de ce diable de Talleyrand fomentant les intrigues !
Achille incarne la force brute. Hector et Ulysse associent à la vigueur la mêtis, vertu de la ruse et de l’intelligence.
Homère décrit toute l’amplitude de la guerre. Résonnent dans les pages le tumulte des batailles, le cri des dieux, le fracas des manœuvres. L’Iliade, opéra-rock !
Homère ressemble à un réalisateur de péplum assis dans son fauteuil, disposant ses figurants sur le plateau, avant de crier « Moteur ! ». Tous les efforts de l’armada hollywoodienne ne concurrenceront jamais quelques vers éternels.
Parfois, c’est le plan large. Homère domine sa scène. Les armées s’affrontent en masse, le regard s’élève et considère les mouvements à la hauteur de l’Olympe.
Les dieux, en stratèges, occupent la position haute. Yves Lacoste, dans Paysages politiques, se fait exégète de la géographie des dieux bellicistes : « Parmi les endroits d’où l’on peut voir un paysage, celui dont la vue est la plus belle est presque toujours celui qui est le plus intéressant dans un raisonnement de tactique militaire. »
À dimension humaine, cela correspond à la colline éternelle des champs de bataille où Napoléon observait le déroulement des opérations.
Homère joint aux mêlées des images oniriques. Il faudrait Kurosawa ou le Terrence Malick de La Ligne rouge derrière la caméra :
Les Achéens se déversaient des navires rapides.
Comme aux jours où, nombreux, les flocons du Cronide voltigent,