froids, sous les coups de Borée jaillissant de l’éther en rafales,
aussi nombreux les casques, brillant d’un éclat magnifique,
surgissaient des vaisseaux, et les boucliers ronds à bosse,
les cuirasses fortes-pièces, les lances de frêne.
L’éclat montait vers le ciel. Et de rire, toute la terre,
sous le fracas de l’airain. Le pas des hommes en marche
retentissait.
(Iliade, XIX, 356-364.)
Soudain, le plan se serre, l’œil du poète s’approche – la caméra, devrait-on dire – et les héros s’affrontent, enragés, hors d’eux-mêmes. Ce sont les duellistes furieux. Ridley Scott est à la manœuvre et Sergio Leone considère tout cela avec sa distance cynique. La scène est en 35 mm :
tel un lion fonça l’Atride
Agamemnon.
Il écarta Pisandre du char, le poussant contre terre,
ficha l’épieu dans son torse : il chut, renversé, dans le sable.
Hippoloque fuyait : l’Atride l’occit contre terre ;
de l’épée, il trancha ses bras, lui coupa la tête,
tel un mortier l’envoya rouler au milieu de la foule.
(Iliade, XI, 129-147.)
Puis le lecteur – le spectateur, faudrait-il écrire – s’approche encore et découvre, effaré, le gros plan. C’est à croire que les équipes de Peter Jackson ou que les nerds de Game of Thrones sont au travail pour nous plonger au cœur du choc.
Mais Homère avait mieux que la GoPro, le drone et les images de synthèse : il avait la poésie.
Puis Démoléon, après l’autre,
fils d’Anténor, intrépide défenseur de ses lignes,
fut atteint à la tempe, à son couvre-chef joues-de-bronze,
mais le casque d’airain ne put faire obstacle : la pointe
de la lance lui brisa l’os ; au-dedans, la cervelle
en fut toute broyée. Il mourut fauché dans sa course.
Hippodamas, à son tour, bondit de son char dans la fuite,
loin devant lui, mais reçut dans le dos la lance d’Achille.
Il exhala sa vie dans un mugissement tout semblable
à celui du taureau tiré vers le maître d’Hélice
par les jeunes garçons pour réjouir l’Ébranleur de la terre.
Il mugissait ; son souffle vaillant quitta son squelette.
(Iliade, XX, 395-406.)
Non, Guillaume Apollinaire ! Non, Ernst Jünger ! Nous ne trouverons jamais que la guerre est jolie, nous autres qui ne la connaissons pas.
Homère nous l’assène : elle sera notre lot ineffable.
Nous n’échapperons jamais à son souffle et les foyers d’aujourd’hui – au Moyen-Orient, dans la mer du Pacifique, dans les plaines du Donbass – sont le plus vieil écho de la chose la plus ordinaire.
L’Iliade sonne actuel parce qu’il est le poème de la guerre. En deux mille cinq cents ans, la soif de sang pulse toujours. Seul l’armement a changé. Il est devenu plus performant. Le progrès est la capacité de l’homme à développer son pouvoir de destruction.
Le sanglot de la guerre ne se tarira pas. Il court par-delà l’horizon. Nous devrions le savoir et nous hâter de jouir de la paix. Nous devrions nous souvenir qu’Hector ne verra pas son enfant grandir. Nous devrions bénir chaque instant où la paix nous offre de tenir le nôtre sur nos genoux.
La paix paraît un trésor étrange. Celui que nous négligeons quand nous en disposons et que nous regretterons, une fois perdu.
L’Iliade constitue le poème en creux de la paix disparue. La paix n’est pas le biotope naturel de l’humanité. Le projet de paix universelle est une construction de philosophe. Elle permet d’échafauder des châteaux spéculatifs pendant que s’aiguisent les glaives de l’âge du bronze et que se préparent les puces au silicium de l’âge du drone.
Lisons Homère et jouissons des fruits de la paix, baisers fugaces disposés parfois pour quelques chanceux dans une décennie terrestre.
L’HUBRIS
OU LA CHIENNE ÉGAREUSE
POURQUOI GÂCHER CES TABLEAUX
?
Croyez-moi en effet, il n’est pas de meilleure vie
que lorsque la gaieté règne dans tout le peuple,
que les convives dans la salle écoutent le chanteur,
assis en rang, les tables devant eux chargées
de viandes et de pain, et l’échanson dans le cratère
puisant le vin et le versant dans chaque coupe :
voilà ce qui me semble être la chose la plus belle.
(Odyssée, IX, 5-11.)
Telles sont les confidences d’Ulysse aux Phéaciens. Plus loin :
Et la mort viendra me chercher
hors de la mer, une très douce mort qui m’abattra
affaibli par l’âge opulent ; le peuple autour de moi
sera heureux.
(Odyssée, XXIII, 281-284.)
Voici formulé le rêve de l’homme grec. Que finissent les guerres et les aventures ! Que vienne le temps de « vivre entre ses parents le reste de son âge ».
Rien ne vaut pour l’homme antique la bonne vie aimable, modestement rythmée, justement équilibrée, réglée sur la mesure du monde, imitée de la nature. La baronne von Blixen avait exporté le projet grec dans la savane africaine, poursuivant à l’ombre du Ngong un idéal « de douceur, de liberté et de gaieté ». Tout plutôt que la tornade de violence sur la plaine de Troie !
Pourquoi l’homme s’acharne-t-il à ravager la douceur ? Pourquoi aspire-t-il à sortir hors de lui-même, « semblable à un fauve » ?
Andromaque reproche à Hector ses pulsions mortifères, alors que son mari revêt l’armure :
Insensé, ton ardeur te perdra ! Sans pitié, tu négliges
et ton enfant petit, et moi, ton épouse dolente,
bientôt veuve de toi...
(Iliade, VI, 407-409.)
Pourquoi quelque chose en nous se dérègle-t-il toujours ?
Parfois, cette frénésie flambe, infecte le corps social et devient cosmique. Les Grecs antiques appelaient hubris cette démesure.
L’hubris est l’irruption déchaînée de l’homme dans l’équilibre du monde, l’injure faite au cosmos.
Par excès de lui-même, l’homme, perturbateur endocrinien de la stabilité universelle, cède à la chienne « égareuse ».
La malédiction de l’homme consiste à ne jamais se contenter de ce qu’il est. Les philosophies religieuses se sont donné mission d’apaiser cette fièvre. Jésus par l’amour du prochain, Bouddha par l’extinction du désir, le Talmud par l’universalisme ; les prophètes, contrairement à Johnny, n’ont qu’un objectif : éteindre le feu.
La chute chez Homère n’est pas la chute de l’homme hors du premier jardin mais le bouleversement de l’ordonnancement d’un jardin idéal.
Qui d’entre nous n’est pas tiraillé entre le désir de cultiver son jardin et celui de sauter à la gorge de l’aventure ?
LES JOURS FAUVES
Quand on oublie de tenir la bride courte à ses passions, on verse dans l’hubris.