L’Iliade met en scène un basculement permanent des forces. Et le malheur se distribue toujours équitablement aux uns comme aux autres. Le faible est un ancien fort. Le fort ne perd rien pour attendre. Achille, devenu le plus puissant des guerriers, sera soudain poursuivi par la vague du Scamandre.
La force chez Homère n’est jamais une donnée éternelle. Elle se renverse toujours et le héros triomphant sera un jour banni dans les Enfers.
Ainsi va le destin comme un battant d’horloge. Vous ne perdez rien pour attendre, grimace Homère quand il décrit la victoire d’une armée sur l’autre. Et, de fait, la roue du destin s’avance d’un cran et l’armée victorieuse se débande devant la contre-attaque.
Le pessimisme d’Homère s’exprime là : « Les vainqueurs et les vaincus sont frères dans la même misère », théorise Simone Weil. Le vent tourne sur la plaine.
Ces retournements de la fortune étourdissent le lecteur. Au final, seuls les dieux, c’est-à-dire les marionnettistes de notre pauvre commedia dell’arte, s’y retrouvent.
L’HUBRIS NE S’ÉTEINT JAMAIS
!
Quand les hommes versent dans la démesure, ils sont grotesques. « Ce qu’ils veulent, ce n’est rien moins que tout », écrit Simone Weil. Ce rien moins que tout est une claquante définition de l’hubris. « Tout, tout de suite », renchérit la société de l’abondance. Et « sans entraves », s’il vous plaît !
Bientôt, le Scamandre débordera pour nous faire payer d’avoir arraisonné la nature.
Le tombereau de déchets sous lequel nous ensevelissons la planète ne ressemble-t-il pas à ces charretées de corps versées par Achille dans le fleuve ? Le cours d’eau révulsé vomit les corps : déjà, mes flots charmants sont pleins de cadavres (Iliade, XXI, 218). Il se rebelle et décide de punir Achille :
Frère chéri, crie le fleuve au fleuve Simoïs, son voisin, arrêtons tous deux l’ardeur de cet homme,
qui va détruire la grande cité de Priam, noble maître :
les Troyens ne résisteront pas dans cette bataille.
Viens au secours, tout de suite, et remplis de l’onde des sources
les courants de tes flots, puis excite partout les rivières,
dresse une vague énorme, soulève un immense vacarme
d’arbres et de rochers, arrêtons cet homme sauvage,
qui l’emporte à présent et enrage de rage divine.
(Iliade, XXI, 308-315.)
On pourrait comparer cette colère du fleuve aux convulsions de la Terre écorchée jusqu’à l’os par l’avidité des huit milliards d’humains connectés à la grande foire d’empoigne de l’orgie mondiale.
Au cours de mes voyages, j’ai toujours associé deux images à la leçon du Scamandre. Celle de la mer d’Aral et celle des temples d’Angkor. L’une a été vidée par la démiurgie de l’homme. Les autres sont recouverts de jungles, et les racines des arbres disloquent les fondations cyclopéennes. Dans l’Aral, l’homme a manifesté sa démesure. Même le ciel s’en est offusqué et, aujourd’hui, les nuages portent un voile de poussière noire. À Angkor, la nature a prouvé qu’un jour tous nos échafaudages seront recouverts d’un linceul.
En Aral, la punition de notre orgueil.
À Angkor, son ensevelissement.
Tout passe, tout coule, tout s’efface, savait Héraclite avant Socrate. Homme ! nous dit Homère, ta démesure ne résistera pas aux dieux. Pourquoi t’obstines-tu à vouloir te hisser au-dessus de toi-même ?
L’HUBRIS PAR LE PILLAGE
Peut-être vivons-nous aujourd’hui une Iliade ? Il faudrait remplacer la colère d’Achille par l’expression de notre arrogance technicienne. Dans sa conférence sur la technique, Heidegger parlait de la mise en demeure faite à la Terre de nous livrer ses ressources. Cette réquisition de la Terre, cet arraisonnement, s’apparente à l’hubris. Les dieux arrêteront Achille. Le philosophe de la Forêt-Noire pensait que seul un poète pourrait nous sauver de notre insatiabilité. Nous l’attendons.
Apollon avait déjà prévenu Diomède qui se ruait pour tuer Énée :
Fils de Tydée, attention, méfie-toi : recule ! N’élève
pas tes pensées jusqu’aux dieux.
(Iliade, V, 440-441.)
Finalement, l’hubris est ce point de bascule. L’homme se prend pour un dieu – ou un démiurge, restons modeste – et contredit la juste assertion de Protagoras au Ve siècle avant J.-C. : « L’homme est la mesure de toute chose. »
Nous devrions y penser à deux fois à l’aube du siècle xxi ! Ne l’entendez-vous pas, la mise en garde homérique ? Nous menons une guerre de Troie contre la nature. Nous avons soumis la Terre à notre bon vouloir. Nous l’avons pliée à notre seul désir, nous avons trafiqué l’atome, la molécule, la cellule et le gène. Bientôt, nous augmenterons l’homme, prédisent les laborantins de la technoscience. Nous avons accompli notre expansion totale et sommes huit milliards à attendre de la Terre qu’elle nous sustente. Nous avons éteint des espèces et cimenté des sols. Notre technique nous a permis de faire main basse sur les trésors souterrains, de libérer les hydrocarbures organiques pour les propulser dans l’atmosphère, de redessiner les territoires et, selon ce vers abject d’Émile Verhaeren, de « recréer les monts et les mers et les plaines d’après une autre volonté ». À présent, nous louchons vers les satellites de la planète, la Lune, Mars. Qui se souvient de Laïka ? Le premier être vivant envoyé dans l’espace a flotté longtemps dans le vide sidéral. C’était une chienne soviétique dont les cosmonautes savaient qu’elle ne reviendrait pas. Voilà l’homme : son premier salut aux dieux est un chien crevé. Il ne faut pas être un écologiste militant pour s’apercevoir que l’humanité est sortie de son axe. Que les forces se déchaînent. Celles des hommes dressés les uns contre les autres. Celles des hommes tous unis pour ravager leur biotope. Les hommes sont devenus Achille. Le Scamandre a déjà débordé.
L’HUBRIS PAR AUGMENTATION
Comme Homère rirait s’il apprenait que nous parlons d’« augmenter la réalité », de repousser les limites, d’explorer des planètes, d’atteindre des espérances de vie de mille ans. Comme ils grinceraient, les dieux grecs, en s’apercevant que des chercheurs de la Silicon Valley se félicitent de recomposer un monde technologique au lieu de se contenter de celui dont ils disposent et d’en protéger la fragilité. Quel étrange phénomène ! On assiste à un enflammement du désir de créer une autre réalité au fur et à mesure que la réalité immédiate se dégrade autour de nous. Plus l’homme salope ses alentours, plus les démiurges du monde virtuel promettent des lendemains technologiques et plus les prophètes annoncent les paradis d’outre-vie. Quelles sont la cause et la conséquence de l’usure du monde ? Ceux qui veulent augmenter la réalité cherchent-ils une solution à la dégradation du monde ou en sont-ils les accélérateurs ? C’est une question homérique, car elle renvoie à la vénération simple des richesses réelles du monde, au danger de se prendre pour un dieu, à la nécessité de mesurer ses forces, de restreindre ses appétits, à l’impératif de se contenter de sa part d’homme.