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L’EXPLOSION DES MOTS

Homère compare la vanité de l’homme et la fragilité des formes biologiques. Chaque être de la Terre se voit infliger malgré lui sa naissance, et aucun ne sait le jour ni l’heure de sa mort. La nature, toujours renouvelée et toujours détruite, donne à Homère l’occasion de sonder le mystère de la vie, l’énigme de sa surabondance.

Telles les races des feuilles, telles les races des hommes :

tantôt tombant sous le vent, tantôt s’accroissant innombrables,

sous la poussée des forêts, quand survient la saison printanière ;

ainsi des générations : l’une croît et l’autre s’efface

(Iliade, VI, 146-149)

dit Glaucos à Diomède.

Peut-on observer un nuage d’étourneaux ou un banc de sardines, en croyant encore à notre propre importance ? L’infinie prodigalité de la nature dans le recommencement d’elle-même (aussitôt promis à la mort) est le signalement de notre vacuité. Cette question de la fertilité de la Terre sera l’une des térébrantes interrogations du monde grec. D’où procède la fecondité écœurante et sublime de la nature ? Pourquoi ces gâchis ?

Homère joue à convoquer les formes de l’enfantement monstrueux : abeilles, loups, génisses, dauphins, moutons et colombes, chauves-souris, asphodèles, serpents, oiseaux de proie... Peut-être faut-il voir dans cet appétit à décrire la verve féconde une définition du paganisme : être païen, c’est saluer les visages du vivant et vénérer la matrice dont ils procèdent sans se préoccuper de leur fin. Homère regarde le monde d’un œil avide, son scribe tient le pinceau prêt à la description. Mettre un mot sur un des éclats, c’est s’adonner à la célébration de ce que Camus appelle « les noces de l’homme et de la terre, le seul amour vraiment viril en ce monde : périssable et généreux{7} ».

Être païen consisterait à se tenir devant le spectacle du monde et à l’accueillir sans rien espérer – aucun lendemain qui chante (cette tartufferie !), aucune vie éternelle (cette farce !). Il ne faut rien chercher d’autre que les signes de ce qui advient. Tout est beau dans ce qui se dévoile (Iliade, XXII, 73), dit Priam, le roi de Troie. Oui, tout est beau et les mots sont les serviteurs de ce dévoilement. Charge à eux d’exprimer le kaléidoscope.

Ce monde de splendeurs et de dangers chatoie sans fatigue. Et les vers d’Homère ne s’épuisent jamais à dresser l’inventaire de cette expulsion. Les bêtes et les plantes sont là, dans l’ordre du monde – gemmes dans le substrat.

Faut-il avoir le cœur sec et l’âme fatiguée pour espérer des paradis hypothétiques, alors que le champ d’émerveillement se déploie là, somptueusement vivant, devant nous.

L’ÉPITHÈTE POUR DIRE LE MONDE

Pour rivaliser avec la magnificence des formes qu’il a la charge de décrire, Homère associe une épithète à chacune des entités avancées sur la scène. Bêtes, hommes et dieux auront le droit à cet adoubement de leur être par le chrême de l’adjectif.

Des spécialistes épris de comptabilité expliquent qu’il s’est agi pour le poète de trouver une manière de respecter la métrique. Les vers d’Homère sont des hexamètres comportant six mesures à deux temps dotés de syllabes courtes ou longues. La complexité de ce solfège amène parfois le poète à des acrobaties de langage pour retomber sur ses pieds. Or, les épithètes lui permettent de qualifier le héros ou le dieu d’une désignation qui s’insère dans le rythme. Selon qu’Athéna soit « la déesse aux yeux de chouette », Athéna « invincible fille de Zeus », Athéna « la déesse aux yeux pers » ou Athéna « excite-peuple », selon que Poséidon soit tour à tour « maître de la terre », « socle du sol », « dieu tremble-terre » ou « dieu boucles-sombres{8} », leur inclusion dans le corps du texte sera plus ou moins longue et ajustera ainsi la scansion du vers. Mais c’est là une explication d’apothicaire !

Les exégètes affirmèrent également que ces épithètes garantissaient à l’aède un moyen mnémotechnique lui permettant de s’appuyer sur une tournure formelle pour relancer la récitation et que les bardes yougoslaves capables de réciter sans effort dix mille vers recouraient à ces béquilles.

Nous avons la faiblesse de penser que l’usage des épithètes possède une fonction plus noble que l’ajustement métrique ou le soutien mnésique.

Les épithètes manifestent l’essence du sujet auquel elles sont attribuées. L’adjectif est un nimbe autour de l’être. Il dessine l’aura du héros, l’ADN de l’âme. Le dieu, le héros ou l’homme avance, blasonné d’épithètes, révélé dans sa présence par la grâce des qualificatifs. Savoir Achille « destin-rapide », « divin-visage », « cher à Zeus » ou « preneur de villes » épargne les descriptions. De même que notre regard, sans que nous sachions pourquoi, reconnaît fugacement la silhouette d’un personnage aimé quoique à peine entrevu, de même l’épithète signale le héros en un mot.

Ulysse est « l’homme aux mille ruses », « aux pensées chatoyantes », « l’endurant », le « fils généreux de Laërte ». Le héros le plus complexe d’Homère recueillera le plus d’épithètes.

Et voilà les héros engagés sur la scène suivis de leur épithète comme d’une ombre : Diomède « le bouillant », Aphrodite « amie des sourires », Hector « casque-flamme », Héphaïstos « l’illustre artisan », Idoménée « meneur d’hommes », Iris « pieds au vent », Phénix « cocher respectable ». Zeus sera tour à tour « l’assembleur de nuages », Zeus « qui voit loin », Zeus « tonnerre », ou Zeus « voix immense ». Même la ville de Troie a le droit à son identité psycho-poétique. Elle sera « la ville abrupte », la « ville sainte », la « citadelle portes-hautes », l’« opulente cité populeuse », la « charmante », la « désirable », « aux larges ruelles », la « poulinière féconde ».

Que peut un pauvre barde et son roseau de papyrus devant le chatoiement du monde ? Il risque l’étouffement sous la complexité des choses. À moins d’opposer à l’épaisseur de l’immanence la grâce des épithètes. L’adjectif est l’hommage que le mot rend au manteau d’Arlequin du réel. Il y a une épithète dans l’Odyssée qui illustre ce tournoi artistique mené entre l’imagination et la réalité.

Quand Ulysse rentre à Ithaque, il rencontre son vieux porcher. C’est le seul qui a gardé intacts son honneur et sa fidélité. Homère n’emploie justement pas les adjectifs fidèle ou vertueux. Ce serait trop facile. Le poète emploie l’épithète « divin ». Ce mot a fait couler beaucoup d’encre. Pourquoi considérer comme « divin » un gardien de cochons ? C’est peut-être parce que « divin » exprime précisément ce que cherchent à cerner les épithètes, ce à quoi aspire l’adjectif : l’expression de l’entière manifestation de soi-même, la vérité pure, la force de ce que la présence offre au regard. Être divin, ce serait donc exhaler sa plus pure identité, sans détour, sans masque, sans maquillage. En termes cuistres, l’épithète serait l’épaisseur du Dasein heideggérien.

Ce porcher est l’homme sur qui l’on peut s’appuyer. Il n’a pas trahi, il ne convoite rien, il garde en lui le souvenir des temps révolus. Il est fidèle à la mémoire du maître. Il ne varie pas. Il accueille le mendiant sans reconnaître Ulysse. Il est le premier homme réel rencontré après les monstres et les magiciennes. Et, de surcroît, il se révèle bon. C’est peut-être cela être divin. S’accorder à soi-même dans la pleine lumière, descendre entièrement dans sa présence, s’harmonier à sa vibration nue, se tenir là, modestement dressé dans le rayonnement de l’existence. Est divin cet homme retrouvé tel qu’il était, vingt ans après avoir été quitté. Le porcher n’est pas devenu ce qu’il est, pour reprendre le mot de Nietzsche. Il a continué à être ce qu’il était déjà devenu : divin. Qui peut se targuer d’une telle épithète ?