— Je ne supporte plus cette cage. Il y a deux bicyclettes dans le garage : j’irais bien faire un tour avec vous !
— Auriez-vous assez de la vie ? dit Maria.
Pur encouragement : elle aussi se risquerait volontiers dans la rue. Un refuge, quand le danger presse, on s’y recroqueville avec soulagement ; mais très vite on s’y sent frustré de sa vie. Si pour ses ennemis Manuel a disparu, il ne l’est pas moins à ses propres yeux. Ce réduit est devenu prison : une prison paradoxalement destinée à lui éviter la véritable, à lui conserver la liberté à condition de ne plus s’en servir.
Encore dolente et s’en voulant de l’être et s’en voulant de penser qu’elle pourrait cesser de l’être, Maria tricote de plus belle, s’embrouille dans ses mailles, ses regrets, ses espoirs. Ses morts l’ont pourchassée toute la nuit, ramenant avec eux une coupable stupeur. Comment a-t-elle pu les abandonner, comment a-t-elle pu renoncer à leur rendre les derniers devoirs pour suivre Manuel ? Comment peut-elle s’avouer qu’en épargnant celui-ci, celui-ci seulement, l’abominable hasard lui a fait comme une grâce ?
— Maria ! murmure Manuel dont la main, lentement, redescendue le long du bras de Maria, cherche maintenant à dénouer sa ceinture.
Maria se rétracte, mais ne se formalise pas. Est-ce sa faute si la promiscuité devient l’insistante occasion du désir ? Est-ce sa faute si dans l’absolue défaite, annulant vingt ans d’âpres efforts qu’il a pu croire un moment victorieux, Manuel cherche où il peut sa revanche ? Elle a penché la tête contre la sienne. Il ne faut pas qu’il se figure qu’on lui résiste parce qu’il est diminué, alors que tout au contraire il semble plus accessible à une fille depuis trois mois soucieuse de n’avoir rien ajouté — si même elle n’a rien ôté — à la dimension d’une vie publique. Il ne faut pas qu’il se figure qu’on est si glorieuse de ce que du reste il ignore et qui a tant étonné Selma, quand il a fallu lui avouer, confuse, que les pilules proposées — avec la même confusion — n’étaient pas nécessaires. Certes, sans se donner trop de prix, on ne s’en donne pas trop peu ; on préférerait ne pas céder, pour la première fois, à la surprise. Mais ne comprend-il pas, Manuel, qu’on veut respecter son chagrin, qu’on s’interdit de réincarner Carmen, qu’on se punit ?
— Excusez-moi, dit Maria, détournant la main qui s’égarait.
Manuel s’est soulevé, s’est écarté, patient, mais frémissant de ce qui lui court dans le sang. Il s’est mis à genoux devant l’espèce d’œilleton qu’il a pratiqué dans le toit, côté rue, en déposant un panneau du doublage et en relevant une tuile dont il a calé le talon avec un bout de bois. C’est l’observatoire qui lui permet de savoir qui entre, qui sort, d’assister au passage des rondes quand retentit leur pas cadencé, de surveiller la relève des factionnaires, les sorties et les rentrées des riverains aux heures prévues par le couvre-feu. Souvent il ne va chercher là qu’un prétexte à se servir de ses yeux, à disposer de la longueur du regard, plus libre que lui-même, tandis qu’en fait c’est son personnage qu’il espionne, qu’il décrit à mi-voix. Cette fois, il murmure :
— Je me méfie des romantiques, Maria, et je crois que chacun se doit de se conserver pour sa cause. Mais quand on a tout perdu, sauf soi-même, on n’aime pas sa sécurité. J’ai honte de ne rien faire, j’ai honte de ne rien subir.
Une minute plus tard il reprend :
— D’ailleurs toi aussi tu penses que nous n’avons pas droit au bonheur.
Il attend, il souffle encore :
— Autour de nous c’est l’enfer. On ne se taille pas un paradis dans l’enfer.
— Chut ! fait Maria.
Elle a remarqué que Manuel venait de la tutoyer. Les commentaires — et Dieu sait s’il en débite toujours ! — , cela le soulage, mais il faut les arrêter tout de suite quand il hausse le ton. La pluie semble avoir cessé : son bruit fluide a fait place à un jeu de sautillements, de griffades légères. Manuel, qui observe les alentours, constate :
— C’est curieux, la voiture des Legarneau reste rangée contre le trottoir. Fidelia a au moins une heure de retard.
Il revient s’allonger sous l’étroite lucarne de verre teinté par où ne pénètre — côté jardin — qu’une lumière pourprée propice aux manipulations photographiques. Les plâtres de la cloison, le peignoir qu’a emprunté Maria, le chandail de Vic en sont comme teints en rose. Devant lui Maria est enfoncée dans ces cheveux que l’étroitesse du réduit transforme en tête de loup et dont il doit retirer chaque matin quelques toiles d’araignée. Manuel se tourne et se retourne sur les bosses d’air du matelas pneumatique. Il réfléchit, il sifflote, il plisse les yeux, il prend des notes sur son petit carnet dans la pénombre. Enfin montent des éclats de voix confus, moins riches apparemment d’explications que de lamentations. Une porte bat. Une voiture démarre. Un aspirateur se met en marche.
Pas pour longtemps ; un preste froufrou d’ailes dénonce l’envol des moineaux égratigneurs de zinc, donc l’approche d’un visiteur. Manuel, qui continuait d’écrire, se contente de tendre l’oreille. L’aspirateur apparemment est échangé contre un balai. Un pas d’homme tantôt sec (il marche sur le parquet), tantôt feutré (il marche sur du tapis) fait la navette dans la salle commune, puis dans le couloir où des chocs sur les plinthes, mêlés à des propos obscurs, révèlent que Fidelia discute en continuant son ménage. Peu à peu la conversation, ponctuée de gémissements, devient plus nette ; il y revient sans cesse le nom d’un certain Pablo. Enfin voilà, franchement audibles, Fidelia et son interlocuteur piétinant sous la trappe :
— Moi, dit l’homme, je retourne au village et je te conseille d’en faire autant.
— Pour vivre de quoi ? rétorque Fidelia. J’ai deux gamines à nourrir et je ne vais pas laisser Pablo seul dans son trou.
— Ne bougez pas, Manuel ! chuchote Maria.
Trop tard. Manuel rampe déjà vers la trappe séparée du plafond par un faible interstice qu’il a aussi un peu bricolé : l’encoche laisserait difficilement passer une allumette, mais elle permet quand même de distinguer une tache noire, qui est une fanchon, se détachant sur la tache jaune d’une robe à proximité d’une tache gris clair, probablement un fond de casquette appartenant au propriétaire des deux bras qui gesticulent alentour. Mais Manuel n’en verra pas davantage : il a oublié de retenir sa respiration et, le nez au ras du sol, il inhale d’un coup tant de poussière qu’il ne peut retenir un éternuement :
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? fait le visiteur.
Le silence qui suit, figeant les uns et les autres, leur apprendra au moins qu’ils partagent la même frousse.
— Ce doit être le chat, dit Fidelia, au bout d’une minute.
Le ton n’est pas celui de la conviction et il ne saurait l’être, car il n’y a pas de chat dans la maison. Des souliers craquent. On s’éloigne :
— Tout compte fait, dit encore Fidelia dont la voix s’estompe, je griffonne un mot pour Madame et je m’en vais. Il faut que j’essaie de voir Pablo…