Midi : Fidelia n’a pas reparu. L’escalier s’est déplié sans le moindre grincement grâce à l’huile de voiture trouvée dans le garage et dont Manuel a oint ses articulations. La première chose qui saute aux yeux dans la cuisine, c’est une feuille de papier quadrillé arrachée au livre de comptes et qui se trouve épinglée sur le rideau à fleurs. Pas de scrupules ! Si les cinq lignes tracées au crayon bleu, d’une écriture torse, collant les mots, sans points, sans virgules, sans signature, ne leur sont pas destinées, elles intéressent au moins autant les reclus que le vrai destinataire. Sans même bouger les lèvres ils déchiffrent ensemble :
— Madame mon frère arrive Pablo dont je vous ai dit qu’il n’était pas rentré a bien été arrêté avec d’autres camarades on croit qu’il est à la prison centrale pardonnez moi je laisse tout en plan je meurs d’inquiétude j’y vais voir.
— Pour nous c’est plutôt rassurant, avoue Maria. Si Fidelia se doute de notre présence, elle a de bonnes raisons pour ne pas la trahir.
— Oui, dit Manuel, mais si les enquêteurs, après le mari, veulent entendre la femme, ils peuvent l’interroger assez méchamment pour lui faire lâcher le morceau.
L’œil aux aguets, il glisse vers le living et stoppe aussitôt sur le pas de la porte : Fidelia, en partant, a refermé les fenêtres, mais n’a pas tiré les rideaux. Par bonheur il recommence à pleuvoir : il n’y a personne dans les jardins proches. Reste la sentinelle plantée le long du mur du parc et qui s’est déportée sur sa gauche pour s’abriter sous le paulownia. Seule solution : ramper sur le parquet pour atteindre les cordons de tirage. L’opération a quelque chose de si cocasse que Maria ne peut s’empêcher de rire.
L’enjeu, c’était l’accès au poste. Manuel vient de tourner le bouton et les premières images vont tout de suite le punir. Rafle dans une filature, rafle dans les docks, rafle dans un centre agraire : aussi brutales les unes que les autres et cyniquement filmées pour que nul n’en ignore.
— En ville comme à la campagne, commente allègrement l’annonceur, l’armée poursuit la recherche des suspects.
Poussés à coups de crosse dans les reins, les suspects, en bleus, en poncho, en complet veston, basculent à plat ventre sur les plateaux des camions, tandis que leur marchent dessus de jeunes recrues dont le visage poupin disparaît à moitié sous le casque à bride et qui vont, le doigt sur la gâchette, s’accoter aux ridelles. Les spectateurs, gâtés, auront même droit à une fournée de femmes pilonnées de la même façon par leurs gardes, égrillards, ceux-là, et rigolant ferme, mitraillettes braquées sur les fonds de culotte qui apparaissent sous des jupes retroussées. Mais l’annonceur enchaîne :
— Maintenant, voyons le gros gibier.
L’écran papillote. Un premier portrait passe à l’envers. On le retourne, si mal cadré qu’il se trouve coupé en deux :
— L’épuration a dû sévir parmi les techniciens, dit Manuel.
Enfin défilent des visages piquetés de barbe, percés d’yeux caves, offerts de face, puis de profil selon les meilleures traditions de l’identité judiciaire. Chacun, bien sûr, a droit à son couplet :
— Celui-ci, hein ! vous le reconnaissez ? J’entends d’ici gronder les ménagères dont il était l’ennemi public. L’affreux Valverde, le grand patron de la pénurie, où croyez-vous qu’on l’ait trouvé ? Je vous le donne en mille ! Il se cachait sous le lit d’une prostituée.
— Voilà des gens qui connaissent leurs classiques, dit Manuel. Machiavel, déjà, recommandait de déshonorer l’adversaire.
Mais ce n’est rien, le meilleur arrive. Un quidam à visage aplati prend le relais, proclame que trop d’affreux ont pu se soustraire au châtiment, que les débusquer est un devoir national, d’ailleurs très bien récompensé :
— Un demi-million de prime ! Vous me direz que ces gens-là vont encore une fois nous coûter cher, mais au moins ce sera la dernière. Regardez bien. Le client du jour…
Panne. L’écran devient noir. Il y passe une cavalcade de points, de traits, de zigzags accompagnés d’éructations confuses. Et puis soudain Maria s’écrie : « Non ! » Le client du jour est en face d’elle ; le client du jour est à côté d’elle et le vrai regarde son double.
— Ohé, Manuel Alcovar, chante le poste, où êtes-vous donc ? Que dites-vous donc ? Seriez-vous devenu aphone ? C’est curieux, je ne vous entends plus.
En effet le son est coupé ; l’ébouriffé qui en plein air harangue on ne sait qui, ouvre la bouche, la referme, lance un bras en l’air, semble se mimer lui-même, Démosthène ridicule au pays du silence. Le quidam exulte :
— Eh bien quoi, Sénateur ! Vous me faites penser à votre petit copain qu’on avait surnommé le rossignol de la Révolution. Pour le bonheur de la canaille celui-là, aussi, soufflait du vent. Mais couic, le rossignol a ravalé ses doubles croches ! Les oreilles nous bourdonnent encore, Alcovar, de vos appels à l’émeute, et bientôt, soyez-en sûr, nous prendrons soin de vos cordes vocales.
Fin de l’émission qui, en capitales noires sur fond de drapeau national, répète son titre : AIDEZ-NOUS. Le titre s’efface pour livrer l’écran à l’intermède publicitaire qui précède les Actualités. Manuel va les regarder jusqu’au bout sans piper. Hors du monde, relié à lui par ce qu’ont décidé d’en montrer les maîtres du jour, il est le prisonnier de cette boîte à le dénoncer comme il l’est de cette boîte à le cacher où la première fait en vain son office, ressassé par d’innombrables autres. Il est un peu blanc, mais sous un sourire satisfait. Oui, satisfait. On le menace, donc il existe encore. L’information coule sur lui comme la pluie sur la pelouse. Acclamations, déclamations de commande, enfants à bouquets, pucelles honorées de baisers officiels, bons vieillards exprimant leur joie patriotique, ambassadeur expliquant que son pays est le seizième qui reconnaît la Junte, grand-messe à la cathédrale où le cardinal va chercher à la porte le général-président entouré de douze autres étoilés plus ou moins ministres de quelque chose. Manuel réagit enfin :
— Douze généraux, douze apôtres, le compte y est ! Quel beau peloton pour fusiller Jésus, ce factieux ! murmure-t-il, jetant un coup d’œil à Maria, fort gênée.
Mais aussitôt il change de ton :
— Vous avez reconnu le bout de film qu’ils ont truqué ? C’est un extrait du discours que j’ai prononcé le jour où nous nous sommes connus.
VII
Il pleuvait toujours. Manuel, pour occuper cet après-midi où le rez-de-chaussée reste accessible, noircissait du papier, dans le bureau d’Olivier ; et près de lui Maria, comptant ses points pour les diminutions des emmanchures, s’occupait aussi de ses souvenirs.
Oui, ce fut bien le jour, puisqu’il nous faut des dates à cocher d’une étoile sur le calendrier : le jour ou, plus exactement, la nuit : à vingt-deux heures sept le samedi 20 juin sur le passage pour piétons coupant l’extrémité de l’avenue de l’Indépendance, comme en fit foi la déclaration annexée au dossier de la compagnie d’assurances.
Oui, ce fut bien le jour. Mais elle ne l’avait jamais avoué à Manuel : le fameux discours — qui le datait —, ce discours prononcé au lendemain d’une première tentative de coup d’État, lors d’une manifestation massive de soutien au gouvernement populaire, elle ne l’avait pas écouté. C’est le dimanche seulement qu’avec un intérêt soudain, devant le poste réservé aux accidentés de la salle 7, elle en avait entendu un passage repris par les Actualités. La voix était superbe, le geste sûr, et l’orateur transfigurant l’homme, le visage se médaillait sur l’écran. Ce que tonnait Manuel, elle ne s’en souvenait pas. Une phrase surnageait vaguement. C’était quelque chose comme :