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— Et maintenant on signe. À chacun son exemplaire : j’enverrai le mien à la compagnie.

— Moi, je garderai l’autre pour l’autographe ! dit Maria, dardant l’œil.

Épreuve inutile : l’homme était modeste ou trop habitué à la notoriété pour réagir. Il tournait la tête, montrant la touffe de poil jaillie de son oreille. Sans que personne l’y encourageât, il murmurait des choses :

— Excusez-moi, Maria, il faut que je vous le dise : hier soir, vous m’avez fait peur. Mes parents, petits instituteurs de campagne, ont été tués voilà trente ans dans une collision. Je suis sorti vivant du tas de ferraille où ils venaient de mourir. Alors vous comprenez…

Sur la chaise, près du lit laqué blanc au long duquel Maria, assise, laissait pendre ce plâtre à bords ouatés d’où dépassaient cinq orteils roses, il se tassait ; et dans l’intimité d’une pièce trop claire, faite pour encadrer toutes sortes de blessures, il respirait profondément de vagues relents d’éther. Enfant seul, homme seul, un instant lassé de ses revanches et pourtant, dans son goût de la phrase, laissant percer le sermonnaire, il continuait :

— Ne vous y trompez pas, ça explique aussi le reste. Quatorze ans d’Assistance dans ce pays où c’est encore une chance d’y être recueilli, si marâtre qu’elle soit, ça marque. J’ai trop connu la charité pour ne pas lui préférer la justice.

Heureusement, changeant de regard, il pointait cet index à l’ongle carré, cannelé, d’ancien manuel à main forte :

— Votre pied vous fait mal ?

— Non, dit Maria.

L’index hésita, remonta, se mit en crochet pour gratter une tempe légèrement frangée de gris :

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non, dit Maria.

Décontenancé, mais chassant tout à fait le sénateur, Manuel éclata de rire et risqua une dernière question, posée de telle sorte que la négative pût devenir acquiescement :

— Vous m’interdisez de revenir ?

— Non, dit Maria.

Et c’est pourquoi durant la semaine que Maria avait dû passer à l’hôpital, il était revenu tous les jours.

VIII

C’est Éric, l’attaché militaire, qui crie les noms, pointe la liste, vérifie les papiers. L’assiste un civil à dos raide et visage doucereux qui recontrôle tout minutieusement avant d’accorder son exeat d’un méprisant petit geste de la main. Le patron n’intervient pas directement. Il se tient même assez ostensiblement à l’écart. Il n’a jamais tant eu l’air de ce qu’il est en dehors de ses fonctions : un gastronome replet qui déteste être appelé « Excellence », un pêcheur de truites, aimant mouiller du nylon au bord du petit lac où il a loué pour ses fins de semaine un chalet de rondins. Au délégué de la Junte, qu’il ne connaissait pas, il s’est comme d’habitude présenté lui-même, un doigt sur le sternum et disant simplement :

— Mercier !

Puis il l’a planté là. Mal cravaté, bedonnant ferme dans un pantalon qui gode aux genoux, il reste coi ; il observe les carabiniers qui dans la rue ont reculé de trente mètres, puis la file craintive des réfugiés autorisés à monter dans le car qui, tous rideaux tirés, doit les conduire à l’aéroport. Le tic, qui parfois lui fripe une joue, alerte Olivier, planté près de lui :

— Vous êtes sûr que, là-bas, ils ne vont pas…

— Je ne suis sûr de rien, grogne l’ambassadeur. Je crois qu’ils ne peuvent pas créer un grave incident diplomatique en reniant leurs sauf-conduits, alors qu’ils ont convoqué eux-mêmes les cameramen pour filmer l’envol. Ils ont besoin de cette publicité faite à leur indulgence. Lâcher quelques sous-fifres accompagnés de deux ou trois têtes d’affiche dont les conseils de guerre ont déjà fait leur deuil et perpétrer ailleurs un discret génocide, ça va très bien ensemble.

Si c’est un lâcher gratuit, si c’est un échange à clauses secrètes, il ne le dira pas. Il tique de nouveau : un imprudent vient de lever le poing avant de disparaître. Le grand salon, le hall bourdonnent d’adieux, de recommandations de dernière heure :

— Surtout n’oublie pas tes gouttes ! répète une maigre dame en étreignant un vieux monsieur à barbiche.

— On assure sous le manteau, reprend l’ambassadeur, qu’ils en profitent pour mitrailler de l’Indien : ce qui sous divers prétextes relève ici de la tradition. Mais tuer du Blanc, ça les embête un peu, encore que ces Blancs-là, ne l’étant que de peau, ne soient pas des morts à part entière.

Une malade passe sur une civière, suivie par une fillette qui tient en laisse un caniche nain. Le délégué de la Junte refuse le caniche pour raisons sanitaires. Dehors c’est le charivari ; par-dessus les uniformes verts, par-dessus les casques s’évasant sur des visages de terre cuite aux yeux de faïence, pleuvent les invectives d’un courageux quartier chic. Les balcons d’en face sont même garnis d’élégantes puisant, dans des paniers tenus à bout de bras par leurs bonnes, les œufs et les tomates dont elles se font un joyeux devoir de lapider les exilés. Un officier bouscule un opérateur assez naïf pour essayer de filmer la scène. Prelato, le commissaire du secteur, tourne autour du car, la bouche tordue par un rictus de fauve qu’on a privé de sa viande. Cependant la file s’épuise : une dernière venue — Carmen Blaias, l’apôtre du planning, sifflée avec rage — attrape au vol une tomate, la met sur son cœur en criant merci et, y plantant la dent, s’engage sur le marchepied.

— Vous ne voulez vraiment pas que je les accompagne ? fait Olivier.

— Non, dit M. Mercier, qui se roule une cigarette.

D’un coup de langue souvent critiqué par les gourmés, il lèche un Job gommé qu’avec son gris il fait par la Valise tout droit venir de France :

— Non, reprend-il, depuis dix jours on vous a trop vu, malmenant au besoin une flicaille trop zélée. J’ai reçu une note, fort aigre, à votre sujet. De toute façon, pour impressionner, mieux vaut que ce soit moi le convoyeur.

Il fait un pas, il se retourne, il ajoute plus bas :

— Quant à votre protégé nous en reparlerons. Pour lui, je le crains, ce sera très difficile d’apitoyer les militaires. Vous le savez comme moi, ils ont fait mettre en pièces un chanteur populaire dont les scies rameutaient les foules… Un peu comme si chez nous on écorchait vif Léo Ferré pour lui apprendre à ouvrir les cœurs avec une clef de sol ! Rien désormais n’est plus coupable ici que l’éloquence… À tout à l’heure !

Emboîtant le pas du délégué de la Junte qui vient de regagner sa voiture, le patron fonce vers une DS noire à fanion, rangée derrière le car dont les portes viennent d’être fermées à clef. D’ultimes huées saluent le départ que les carabiniers n’honoreront pas d’un garde-à-vous malgré la présence des officiels, mais dont on saura bientôt que dans les quartiers pauvres, en dépit du secret de l’opération, en dépit des motards d’accompagnement, une mystérieuse consigne va figer les passants tout au long du parcours. Olivier se rapproche d’Éric, qui rempoche sa liste :