— Combien nous en reste-t-il ?
— Plus du tiers, bougonne l’attaché militaire, et ça va poser de sacrés problèmes. Nous n’avons plus de crédits…
Un quidam l’interrompt qui accourt, essoufflé, armé d’un sécateur et le bas du corps noyé dans un tablier bleu à poche ventrale : c’est en fait un huissier qui, à ses heures perdues, s’occupe du jardin ou plutôt de ce qu’il en reste :
— Les gardes sont encore sur le mur, gémit-il. Avec leurs flingots. Ils finiront par faire un carton.
Avec le contrôle quotidien des papiers, la fouille lente des voitures dès qu’elles ont franchi la grille, c’est leur sport favori : faire peur. Une fois l’un d’eux, perdant l’équilibre, est même tombé dans le jardin.
— J’y vais ! lance Olivier, tout guilleret. S’ils veulent s’amuser, nous allons jouer avec eux.
— Ne te fais pas repérer davantage, dit Éric.
Olivier a passé la porte du jardin d’où refluent quelques apeurés. Comme la veille, il y a en effet trois soldats assis sur la crête du mur entre un jasmin à fleurs jaunes et un bignonia. Ils ont pris soin de laisser pendre leurs jambes du côté du parc et non « en France » : ce qui donne tout de même la mesure de leur audace. Probablement un peu gris, hilares, ils ont tous trois la tête couchée sur la crosse de leur fusil et n’en finissent pas de viser quelque chose de rond et d’assez flou — un cône, un pigeon, peut-être un écureuil — dans le fouillis de branches d’un pin parasol. Puis leurs fusils s’abaissent et, moins inoffensifs, se tournent vers l’arrivant, le suivent dans la petite balade qui le mène vers la cahute du jardinier où il entre un instant pour en ressortir avec un modèle récent, très sophistiqué, du Traveling rain king sprinkler, dont serpente derrière lui le tuyau de plastique rouge. Sans sourciller, sans accorder un regard aux simili-féroces qui continuent à le mettre en joue, Olivier installe son engin, tire la chaînette, l’ancre au bon endroit, met l’index sur la plus grande vitesse et, toujours impavide, va tourner le robinet.
— Y si disparo, cerdo ? crie un des soldats.
Les autres, intrigués, ont relevé leurs armes. La petite merveille rote un peu, crache un mélange d’air et d’eau, puis soudain s’entoure d’une haute, d’une vive ombelle qui retombe en pluie sur le pauvre gazon, ravagé par tant de talons. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus innocent ? Olivier est rentré, goguenard.
— Superbe ! dit Éric ; j’aurais dû y penser.
L’arroseur ambulant, qui ravale sa chaînette de guidage, avance inexorablement vers le mur. La tornade irisée en mouille la base. Elle en atteint le milieu. Elle en atteint le faîte d’où les soldats, avec de gros rires, ont enfin déguerpi :
— L’homme est une drôle de bête, dit Olivier, pas mécontent de lui. Rien de meilleur que la farce, parfois, pour éviter un drame.
— Et s’ils avaient tiré ? fait une voix mince.
C’est Selma qui d’en haut a suivi toute la scène, qui l’a trouvée moins drôle. Elle arrive à petits pas, les deux mains sur son ventre, et tandis que chacun s’éloigne, vaquant à ses affaires, elle reste sur place avec lui :
— Le patron t’a dit que, pour Manuel, il ne voyait pas de solution ?
— Il y a toujours une solution, dit Olivier, pourvu qu’on sache l’attendre. L’ambassade ne sera pas toujours bloquée et, dans un premier temps, nous pourrons amener ici Manuel et Maria. Ils y seraient au moins en sécurité.
— En assurant la nôtre, dit Selma.
Le ton ne saurait tromper. Elle n’a cessé de braver sa peur ; elle y a petitement réussi. Mais délivrée par un transfert de ses hôtes, Selma se reprocherait d’abandonner leur prise en charge. Elle pouvait la refuser. Elle ne l’a pas fait. La chance de Manuel et de Maria, c’est d’avoir chez elle ému la femme :
— Avoue, dit Olivier, ce couple imprévu t’embarrasse et, en même temps, il te fascine.
— C’est vrai, dit Selma. Si Manuel n’était qu’un politicien déchu, faisant aujourd’hui les frais de son ancienne importance, je m’apitoierais moins. Mais cette reconversion dans le sentiment, ça me touche. Une passion, enchâssée dans un drame, ce n’est pas si fréquent.
IX
Deux semaines de réclusion, de rumination, d’incertitude, cela peut excuser quelque nervosité. Vic est parti pour l’école, ses parents pour l’ambassade. Fidelia tarde. La journée s’annonce mal. Maria, qui depuis trois jours a des raisons de ne pas être d’humeur égale, subit sans trop de plaisir la lecture d’un passage du « mémoire » que Manuel s’est mis en tête d’écrire. Manuel a tendance à se contenter de l’écoute, et s’il admet la contradiction tendre, ce n’est pas toujours avec le sourire. Elle l’a pourtant prévenu dès le départ. Dans la seule lettre qu’elle lui ait envoyée, le lendemain du jour où pour la première fois elle s’est laissé embrasser, elle a réclamé le droit à la différence : Si, tel que vous êtes, vous m’aimez telle que je suis, l’affection ne doit pas entraîner la dévotion…
Ce vendredi matin, il a fallu qu’elle se répète. Manuel qui venait de griffonner cinquante lignes sur les causes de l’échec du gouvernement populaire, a plissé le nez dès la première remarque de Maria :
— Dites tout, Manuel. Vos amis ont bien aidé leurs détracteurs…
Comme il se récriait, il a fallu insister :
— Voyons, Manuel, vous et moi, ça tourne rond comme un disque, mais vous n’avez jamais vu de disque dont la face A fournisse la même chanson que la face B.
Qui les entendrait maintenant serait surpris par le contenu de ce dialogue d’amoureux, même s’il est clair que la lèvre y a plus de part que la dent. Manuel, qui a revu son texte, qui est revenu à la charge, fulmine contre la notion d’illégalité légitime sur quoi se fondent les militaires pour justifier leur putsch. Maria acquiesce, mais observe :
— C’est l’inversion, si je ne m’abuse, du principe révolutionnaire proclamant qu’en face de la tyrannie l’insurrection devient le plus sacré des devoirs.
Manuel incrimine la Constitution elle-même, « expression de l’autodéfense d’une société » :
— Ça, dit Maria, je vous l’accorde, mais pourquoi avez-vous accepté de jouer un jeu qui n’était pas le vôtre ?
Manuel s’en prend aux « longues mains », banques, multinationales, services secrets, privilégiés qui ont « organisé la désorganisation », stocké, saboté, terrorisé. Il consent à reconnaître que la prise de conscience populaire a été limitée, que l’unité a été mise à mal par les partis. Il convient même d’une certaine « illusion lyrique » versant dans l’irréalisme…
Maria, un peu étouffée, branle gentiment la tête. En fait de palabres, le sénateur n’est pas innocent : il y a du courage dans l’aveu. Elle relève le nez :
— Ajoutez carrément la pagaille, la flemme vécue comme une revanche, l’indiscipline, l’incompétence, l’improvisation. Peut-être même un certain enthousiasme…
— L’enthousiasme ! proteste Manuel, scandalisé. Mais c’est la chaleur de l’action…
— À condition que ça n’en devienne pas la fièvre. Cœur brûlant, mais tête froide : le mot pourrait être de Lénine.
— De Lénine, vous croyez ?
— À vrai dire il est de saint Vincent de Paul.
Manuel est allé s’agenouiller devant l’œilleton, mal à l’aise. Ces petits accrochages ont la vertu des hameçons qui retiennent ce qu’ils piquent. Mais ensuite, on se sent toujours un peu ferré. Avant Maria, tout était simple pour Manuel : il n’avait pour ainsi dire pas de vie personnelle ; elle se confondait avec cette vie professionnelle où il tenait tout entier, massif, prévisible autant que disponible, net de scrupules comme d’hésitations. Il n’avait pas fait vœu de chasteté. Mais de ses brèves aventures il s’estimait absous par l’action, par l’intérêt voué à l’essentiel. L’amour… Il l’a d’abord ressenti comme un abandon d’une solitude surpeuplée — surpeuplée de compagnons de lutte —, et de temps en temps ça lui revient. Il s’en veut comme un défroqué d’avoir plongé dans le mélo, qu’il tenait naguère pour indécent.