Et puis ça passe. Et puis il s’indigne. Son aventure avec Maria, elle est de haute qualité. Ce qu’on éprouve pour un seul être n’enlève rien aux autres. À genoux devant l’œilleton, il s’agite encore un peu ; il cherche à expliquer, à compliquer la chose la plus simple du monde ; il reprend tout à trac :
— C’est bête, Maria : ceux dont la vocation est de combattre pour le bonheur des autres négligent souvent le leur, quand ils ne le méprisent pas.
— Je sais, dit Maria.
— Pourtant on défend mieux ce qu’on partage… Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on manque à autrui quand on se manque à soi-même, mais…
— Mais vous avez besoin de le penser. Moi aussi, avoue Maria.
Qui a dit : De colline à colline la distance reste toujours la même : il suffit que les relie un écho ?… La vraie question pourtant n’a pas été posée. Elle va l’être :
— Mais enfin pourquoi vous, Maria ? Il ne manquait pas de filles dans le parti.
— Vieille histoire ! dit Maria. Les Montaigus parfois choisissent des Capulets.
Manuel en est resté saisi : d’une phrase Maria vient de tout résumer. Il devrait se retourner, remercier au moins d’un regard. Cependant il se tasse contre le toit, tandis que retentissent des claquements de portière.
— Maria ! souffle-t-il. Maria, je n’aime pas ça du tout.
— Quoi ? dit Maria, déjà redressée.
— Une voiture vient de s’arrêter le long du trottoir d’en face. Rien ne la distingue d’une autre, mais elle est équipée d’une antenne radio et je ne connais que trop l’un de ses trois occupants…
Des voix s’entrecroisent. Comme d’habitude, dans un brusque froissement d’ailes, se sont enfuis les moineaux.
— C’est bien Prelato, reprend Manuel. Prelato dit Petit-Gris, le commissaire qui a la responsabilité du secteur et que nous avons eu le grand tort de ne pas dégommer. Il observe la maison. Voyez vous-même.
Il s’efface et Maria prend le relais. Les trois hommes sont debout sur le trottoir. Ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est sans doute la réaction des factionnaires qui de proche en proche portent la main à leur tempe. Du commissaire on n’aperçoit qu’un paquet de cheveux gris, au ras des épaules de ses acolytes, costauds déférents, eux-mêmes à demi masqués par la voiture. Une minute passe ; une petite fumée s’élève au-dessus du commissaire qui ne bouge pas.
— C’est clair, dit Maria. Ils ne veulent pas avoir d’histoires en entrant par effraction dans la maison d’un diplomate. Ils attendent Fidelia pour profiter de ses clefs.
L’air et le silence deviennent épais que trouble seulement la lancinante vibration d’une mouche en train de se débattre dans une toile d’araignée. Maria ne bouge pas ; ses cheveux cascadent sur le peignoir dont ces brutes s’ils sont fidèles à leur réputation, sauront sûrement, eux, arracher la ceinture. Pour la première fois de sa vie Manuel sent ses dents comme on sent ses doigts et s’étonne d’avoir dans la bouche une telle envie de mordre, associée à une telle douceur dans la voix. Mais parle-t-il vraiment ? Rien n’est moins sûr. Il ne s’entend pas dire : Je vous demande pardon, Maria : de ce que je pensais tout à l’heure, de l’horreur où je vous entraîne. Je vous remercie, Maria : de votre aide, de votre calme, de la vie que nous aurions dû vivre ensemble. Je vous remercie d’avoir, un moment, existé dans la mienne.
Simple oraison jaculatoire qu’étrangle l’émotion. Le hasard est absurde qui avait d’abord si bien fait les choses et qui maintenant s’acharne à les détruire. Les cheveux roux s’agitent : Maria se rejette en arrière, découvrant ce visage aux yeux verts qui ce soir, peut-être, se sera effacé. Courage ou résignation ? Inconscience ou souci de dignité ? Ses paupières tombent, ses lèvres bougent un instant dans le vide. Puis elle sourit, disant d’une voix paisible :
— Voilà Fidelia.
X
Fidelia s’avance, l’œil à terre, trop préoccupée par l’incarcération de son mari, la rougeole de ses filles, pour faire attention à quiconque. Elle a son éternelle robe jaune à raies brunes, son foulard noué sur la nuque et marche en balançant les hanches sur de vieilles espadrilles qui perdent de la cordelette. D’un sac de toile pendu à son poignet elle a déjà retiré ce trousseau qu’elle n’a jamais confié à personne et qui comporte trois clefs accrochées à un anneau de cuivre : une clef bénarde à quatre dents pour la grille, une clef à pompe pour le verrou de la porte d’entrée, un passe-partout qui ouvre tous les placards. Elle s’arrête, elle pousse la bénarde à fond dans la serrure dont le pêne en reculant deux fois fait deux petits bruits gras. Le portillon s’ouvre… Mais quoi ? On court derrière elle ; on lui saisit un bras, puis l’autre ; on lui arrache ses clefs, tandis que dans son dos une voix mince annonce :
— Police ! Vous êtes bien madame Cahuil, n’est-ce pas ? Nous entrons avec vous.
— Mais, messieurs… proteste faiblement Fidelia.
Faiblement, car dans sa situation de femme de prisonnier il n’y a que l’endroit choisi pour l’interpeller qui l’étonne. On l’entraîne, on la soulève. Jusqu’au perron elle ne touchera pas terre et comme à l’intérieur la bienséance, à l’abri de tout témoin, devient superflue, elle a bien tort de geindre, tandis qu’un des costauds lui tortille un poignet :
— Vous me faites mal.
Pour bien montrer que, s’il est petit, c’est quand même lui le patron, l’homme à la voix mince qui s’est campé devant elle lui expédie, en va-et-vient, quatre gifles sonores :
— Maintenant, causons. Mais auparavant déshabille-toi.
L’ahurissement de la fille l’enchante. Il éclate de rire, et ses bons travailleurs de force, dont, chacun a posé une lourde godasse sur les orteils de Fidelia et s’y appuie comme par mégarde, ricanent à l’unisson :
— Mais oui, précise le commissaire, les femmes, je ne les interroge jamais qu’à poil. Psychologique ! Quand elles n’ont plus rien à cacher de leur anatomie, elles sont à point pour avouer le reste. Enlève ta robe.
À vrai dire, Fidelia est bien incapable de faire le moindre geste et ce sont les acolytes, bien exercés, qui se penchent, saisissent l’ourlet et tirent de bas en haut sans se préoccuper de ce qui se déchire. Dépouillée d’un coup de sa fanchon, de sa robe, de sa combinaison dont les bretelles ont cassé, Fidelia se retrouve, flageolante, en slip et en soutien-gorge.
— Tu t’appelles Fidelia Cahuil, tu es née à San Pedro, tu as vingt-trois ans, tu es mariée, tu as deux filles, récite le commissaire. Ton mari, communiste notoire, a fait le coup de feu contre nos troupes. Il s’était enfui, mais nous l’avons retrouvé et arrêté. Tu vois, je sais tout… Luis, détache son soutien-gorge ! Ramon, enlève-lui sa culotte !
Le soutien-gorge glisse, la culotte s’enroule le long des cuisses. Elle tombe sous la forme de deux bracelets d’étoffe emprisonnant les chevilles qui, spontanément, se frottent l’une contre l’autre pour s’en débarrasser en même temps que des espadrilles. Fidelia se redresse : statue de bronze clair sur quoi coule ce long flot de cheveux aussi noirs que le triangle sacré dont le commissaire détache mal un œil qui s’amenuise. Le grain de fierté, le défi pudique qui brille dans celui de Fidelia, nue, mais nette, ne lui a pas échappé. Il susurre :