— Eh bien, tu vois, ce n’est pas si difficile d’exhiber ton petit capital. Je n’aime pas faire de compliments, mais tu es beaucoup plus agréable à regarder sans tes nippes… C’est d’ailleurs un scandale ! Quand je pense que c’est un salopard qui se tape ça, je me dis qu’il n’y a pas de justice. Allez ! On va commencer par visiter la cambuse. Passe devant…
Pure formalité. Scénario bien mis au point. Fidelia en tête — une main sur le sein, une main sur la touffe, comme une Vénus de haute époque —, le commissaire tout benoît, tout bénin sur ses talons, Luis en troisième position et Ramon à l’arrière, c’est une étrange procession qui arpente la salle commune, la cuisine, la nursery, la chambre d’ami, le bureau, repérant les lieux sans toucher à quoi que ce soit. On termine, bien sûr, par la chambre à coucher des Legarneau. Si le commissaire n’a pas vu le coup d’œil alarmé que Fidelia a lancé au plafond en passant sous la trappe, il peut savourer la gêne qu’inspire son insistance à considérer le lit conjugal recouvert d’une nuageuse couverture faite de peaux d’alpaga. Ses hommes ont détourné la tête, un demi-sourire aux lèvres. Petit-Gris s’abîme dans la compassion :
— C’est idiot, murmure-t-il, tu es jeune, tu n’es pas mal foutue, tu as la vie devant toi, tu as deux enfants à élever. Ton mari est au trou avec un chef d’accusation si grave que, sans intervention de ma part, il n’a aucune chance de s’en tirer. Rébellion à main armée, en principe, c’est tacatacatac…
À l’onomatopée se joignent deux doigts pointés mimant une fusillade. Fidelia se raidit. Paterne, le commissaire s’assied sur le rebord du lit. Quelque chose lui remue dans la bouche. Il salive :
— Toi-même, tu n’es pas si blanche, ma chérie, et tu pourrais avoir de gros ennuis si tu n’es pas très, très compréhensive. Je connais un peu ton patron, j’ai même un compte à régler avec lui. Il ne nous aime pas, c’est son droit ; mais c’est le mien et c’est aussi mon boulot de me méfier de ce qu’il mijote. Tu n’as rien remarqué de particulier ici ?
La nudité, ça se surmonte. Qui vous a vue n’a plus rien d’autre à voir. Fidelia est comme rhabillée d’indifférence. Elle desserre enfin les dents :
— Vous savez, moi, je balaie ; on ne me fait pas de confidences.
— Mais ton mari, lui, devait t’en faire, et ses amis, tu les connais sûrement ! glapit Ramon, pinçant le gras du bras de la fille et tournant d’un coup sec.
— Ramon ! fait sévèrement le commissaire. Que veux-tu qu’elle nous apprenne de neuf sur ses copains ? Nous les tenons et ils ont tout reconnu. Tu ne vois pas qu’elle ne demande qu’à coopérer, cette petite, pour tirer son Pablo du guêpier ? Moi, je ne demande pas mieux. L’ennui, c’est qu’elle ne paraît pas avoir grand-chose à nous offrir en échange. À moins que…
Un regard gluant exprime le reste, et Fidelia, dont les paupières tombent, frémit de la tête aux pieds.
— Vous lui faites peur, grogne le commissaire. Allez m’éplucher la paperasse dans le bureau en prenant soin de tout remettre en place. Attention ! Vous êtes de purs esprits, vous ne laissez pas de trace. Nous, Fidelia, nous allons voir ce que nous pouvons faire. Si tu es très gentille…
Les costauds se sont déjà éclipsés. Petit-Gris, le derrière enfoui dans l’alpaga, y plante aussi dix doigts grattouillant de la fourrure. Fidelia se garde de rouvrir les yeux : leur expression ne plaiderait pas sa cause. Elle laisse tomber ses mains, défense dérisoire, et les cuisses serrées, les seins bousculés de soupirs, la bouche tordue, elle balbutie :
— Vous libéreriez Pablo si…
— Et il ne s’en douterait jamais, bien sûr ! murmure le commissaire, lui happant le poignet pour l’attirer sur le lit.
Ça va durer une heure. Dans le bureau qui ne comporte d’ailleurs pas de meuble de ce nom, mais une simple table entre deux fauteuils de velours brun et un embryon de bibliothèque, qu’espérer de l’examen d’un modeste cartonnier aux trois quarts vide ? Quand on dispose des coffres inviolables d’une ambassade, on n’emporte pas de documents compromettants chez soi. Ramon, feuilletant mollement une liasse de lettres signées Maman, en a seulement mis une de côté. Il passe au crible la corbeille à papier, en grommelant :
— Il n’y en a que pour le patron. Je l’aurais bien sautée, moi aussi, la bonniche.
Luis, vautré sur un divan d’angle qui doit servir de lit de secours, tourne vers lui un mufle paternel et ce regard tendre qui s’attarde sur des photos reçues de la veille : celles de deux premières communiantes, ses filles, mignonnettes élevées chez les sœurs :
— Encore ! fait-il. Les occasions ne t’ont pas manqué, ces temps-ci. Tu vois, moi, je serais plutôt contre : ce qui me console, c’est de penser que, s’ils avaient gagné, les copains de cette fille auraient pu un jour s’envoyer mes gamines.
Il se tait et range précipitamment ses photos dans son portefeuille et le portefeuille dans la poche gauche de sa veste, la poche du cœur, en vérifiant machinalement que dans la poche droite dort bien son revolver. Arborant le méprisant sourire du client qui sort du bobinard, le commissaire vient de rentrer ; il pousse devant lui Fidelia, échevelée, crevant de honte ; il jette :
— Rhabille-toi.
Et tandis qu’elle renfile un pauvre linge fripé, il écrase du regard la muette convoitise de Ramon. L’os du chef de meute n’appartient qu’à lui et, s’il le lâche, nul sans lui faire offense n’oserait le ronger ensuite. Ramon baisse le nez. Luis admire, cherchant à comprendre pourquoi ce bout d’homme n’a qu’à paraître pour se faire obéir de malabars qui pourraient l’envoyer valser d’une chiquenaude. Très à l’aise, très coq redescendant de sa poule et s’en trouvant plus mordoré, il semble tirer de sa paillardise même un regain d’autorité. Son nez tranche l’air et, se mordillant la moustache, il redevient méchamment sérieux. Il a empoigné une chaise et, assis derrière la table, traduit lentement la lettre envoyée à son fils par Mme Legarneau mère. Il hausse les épaules :
— L’affolement de la vieille peut donner une idée des horreurs que son fils doit débiter sur notre compte. Mais ce n’est pas avec ça que je pense le faire expulser. L’arrestation de Fidelia, chez lui, le compromettra bien davantage.
— L’ar… res… tation ! bégaie Fidelia, rhabillée, mais qui, perchée sur une jambe afin de rechausser l’autre, en tombe sur le tapis.
Encore une fois Luis admire. « Mon Ariel » — comme l’appelle Mme Prelato, suave —, c’est décidément le diable en miniature. Être affreux à ce point-là et le savoir et le rester, pour quelques primes en nature, mais aussi pour la gloire d’assumer, quelle qu’elle soit, la besogne, de ne jamais céder à la pitié, ça devrait mériter le ruban noir ! Ulcérée, avilie par un sacrifice dont elle comprend maintenant qu’il était vain, Fidelia se relève et, n’ayant plus rien à perdre, se met à hurler :
— Tu m’as menti, salaud !
Le commissaire s’en tortille de plaisir sur sa chaise. Puis il se fâche et glapit :
— Et toi, salope, tu ne m’as pas menti ? Crois-tu que j’ignore que tu avais aussi ta carte du parti, que tu vendais ses journaux le dimanche, que tu distribuais ses tracts ? Je n’ai pas de comptes à te rendre, et d’ailleurs je ne t’ai pas trompée en te disant que Pablo ne saurait rien. C’est vrai. Tu peux être tranquille : il a été fusillé ce matin… Allez, vous autres ! Embarquez-moi ça.