— Oui, monsieur, je suis Maria, la jeune fille au pair que vous avez engagée. Je suis arrivée vers midi, comme prévu, juste à temps pour voir sortir de chez vous trois messieurs dont un grisonnant, assez petit, un médecin sans doute, et deux autres, plutôt grands, qui transportaient une jeune femme évanouie et l’installaient sur la banquette arrière d’une voiture. J’ai pensé qu’il s’agissait de Mme Fidelia.
— Vous ne savez pas vers quel hôpital ils l’ont emmenée ? dit Olivier, entrant dans le jeu.
— Non, monsieur, je n’ai pas pu atteindre la voiture avant son départ. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une ambulance, mais d’une voiture-radio. J’ai seulement pu entendre le médecin crier dans l’appareil de bord : « Ici Prelato, affaire réglée, nous arrivons. »
— Prelato ? Vous êtes sûre ? Vous auriez dû me prévenir tout de suite, dit Olivier.
— Je regrette, monsieur, j’hésitais. Je suis entrée dans la maison par l’arrière avec la clef que vous m’aviez remise. J’ai achevé le ménage et commencé à laver le linge qui traînait. Mme Legarneau m’avait dit qu’elle essaierait de passer vers une heure avant de reprendre son travail. J’attendais…
— Excusez-la : elle a été retenue, dit Olivier. Et ne vous inquiétez pas, je vais faire le nécessaire.
M. Mercier avait déjà raccroché son écouteur, stoppé l’enregistrement, jeté son mégot dans un cendrier à pied dont il actionnait le tourniquet, le front barré d’un long pli creux :
— Qu’ont-ils contre cette fille ? demanda-t-il.
— Son mari, je le sais depuis peu, était secrétaire de cellule, dit Selma.
— Nous y voilà ! reprit l’ambassadeur, presque guilleret. On veut compléter votre dossier. Ces gens-là sont vindicatifs en diable. Un attaché mexicain a déjà été déclaré, hier, persona non grata. Bien sûr, c’est à moi de jouer. Je vais tonner un peu et m’étonner beaucoup… L’affaire est trouble et j’obtiendrai sûrement que Prelato s’en tienne là. Par prudence, néanmoins, puisque nous sommes vendredi, je vous expédie d’autorité chez moi, au bord du lac, avec Vic et Selma. Vous rappellerez Maria pour l’avertir de votre absence, sans autre précision… Chapeau ! Cette fille a du sang-froid.
— On n’a pas trouvé le sénateur, dit Selma. Mais que fera-t-il sans nous ?
— Si ton frigo est vide, il jeûnera ! De banquet en banquet, il arrive que j’en rêve ! conclut M. Mercier, tapotant sa bedaine.
XIII
C’est Maria qui, au petit matin, s’est écriée :
— Tout va bien. Jamais nous n’avons été plus exposés…
Et c’est vrai. Même si la perquisition ne doit pas se reproduire, reste que l’attention, la malveillance sont attirées sur cette maison. Reste que, si la police enquêtait sur elle, Maria serait bien empêchée de dire où et pourquoi elle avait un moment disparu. Et puis il y a le téléphone dont l’insistance ressemble à une surveillance : il a déjà sonné six fois, mettant à l’épreuve les nerfs de Maria, obligée de répondre d’une voix neutre, ancillaire, que non, ce n’est pas Mme Legarneau, partie pour plusieurs jours à la campagne, qui est au bout du fil ; que non, ce n’est pas non plus Fidelia, malade, mais Maria, sa remplaçante, trop nouvelle pour en savoir davantage.
Elle ne ment pas. Où sont les Legarneau ? Combien de temps vont-ils rester absents ? Mystère. Vont-ils d’ailleurs pouvoir rentrer ? Et s’ils ne rentrent pas que vaudra ce refuge ? Là, ce n’est plus un mystère. Ce sera la fin de l’aventure. Mais sans doute s’habitue-t-on au pire. Le recours contre l’insupportable vient de son excès même, au-delà de quoi, si nous sommes en vie, c’est ce miracle qui prime. Mais qu’a-t-il donc Manuel ? L’air détendu, il fredonne — faux, du reste — en compulsant ses notes. Mais qu’a-t-elle donc, Maria ? Elle a osé s’esclaffer lorsque à la télévision — livrant une fois de plus leurs visages à des millions d’amis silencieux, mais aussi à des milliers de délateurs possibles —, l’annonceur a fourni la liste de vingt citoyens déclarés apatrides et de onze autres réputés hors-la-loi. Quand il a ajouté que les primes de capture allaient être triplées, elle a même frisé la plaisanterie de mauvais goût :
— C’est trop peu ! Mais si vous poussez jusqu’au milliard…
Peu après elle a resserré d’un cran la ceinture de Manuel en lui expliquant que, Selma faisant son marché le samedi matin et n’ayant donc pu s’y rendre, il n’y avait plus rien sur les claies nickelées du réfrigérateur. Puis elle s’est mise à danser devant le buffet, toute rose et disant qu’après tout c’était très bien comme ça, qu’il restait du lait en poudre, du sucre et de la farine, qu’on mangerait de la galette avec des olives et des anchois, puisqu’il restait aussi sur la planchette, au-dessous du bar, les amuse-gueules de l’apéritif.
Journée étrange. Apparemment c’est dans la tête de Manuel et surtout dans la tête de Maria qu’il s’est passé quelque chose : depuis l’heure où trois monstres, au-dessous d’eux, leur démontraient, par victime interposée, que le bonheur, parfois, c’est une urgence. Certes, de temps à autre, Maria a eu des remords :
— Nous blaguons et cette pauvre Fidelia, en ce moment…
Elle a eu des chutes de paupières, des crispations fugitives. Mais pour l’essentiel, c’est une autre Maria, la vraie, que Manuel a vue brusquement sortir du noir — comme en sortaient jadis, en bout de Semaine sainte, les statues voilées des églises dont le vicaire retirait la housse. Vraiment ressuscitée, vivante, jeunette, fleurissant l’air d’yeux lumineux, elle s’est mise à babiller des choses, à proposer des énigmes, des charades, des jeux de veillée :
— Une pythonisse avait prédit à Cicéron qu’il vivrait jusqu’en l’an 43 avant Jésus-Christ ? Est-ce vrai, Manuel ?
Il a plongé :
— Ma foi, ça semble bien être la bonne date…
— En effet, a dit Maria. Mais vous croyez qu’une pythonisse, 43 ans avant Jésus-Christ, pouvait dater un événement en fonction de l’ère chrétienne ?
Et celle-ci et celle-là… Maria en a bien débité une dizaine, en préparant ses galettes, en les glissant au four, en les servant très chaudes et, ma foi, comestibles. Elle tournait dans la pièce, elle faisait voler de la jupe. Elle était devant Manuel, elle était derrière lui, elle lui bandait les yeux de ses deux mains, en demandant :
— Qui est-ce ?
Et Manuel, se retournant, découvrait accroché au dos de la chaise le grand pantin de Vic le fixant de ses prunelles noires faites de deux boutons de bottine. Bien sûr, très vite, elle s’est retrouvée sur ses genoux, étouffée par deux bras enroulés comme boa sur gazelle. Elle s’en est dégagée, essoufflée, au terme d’un baiser qui fleurait l’anchois et, considérant un Manuel rembruni, elle a dit :
— Allons, Manuel ! Quand la loi redevient celle de la jungle, c’est un honneur que d’être déclaré hors-la-loi.
Redevenue sérieuse, elle a disputé sur le choix d’un pays d’accueil, le souhaitant de langue espagnole afin de leur permettre à tous deux de se retrouver, elle secrétaire, lui professeur comme jadis :
— Le Mexique ! a dit Manuel, rêveur. J’ai un ami à Acapuncta au pied de la Sierra de Nayarit. Je suis allé le voir une fois à l’occasion d’un congrès d’enseignants.
Maria a répété le nom : Acapuncta, comme elle aurait murmuré : Sésame ! Elle ne semblait plus douter de l’avenir, mais s’inquiéter de ce qu’il serait dans le quotidien. Elle a cherché à savoir si Manuel se sentait le droit de vivre en personne privée, d’abandonner une cause pour laquelle il s’était si longtemps battu :