— Vous ferez ce que vous voudrez, Manuel, bien entendu…
La nuit est tombée, elle parlait toujours. C’est seulement vers dix heures qu’elle s’est un peu engourdie ou, plus exactement, qu’elle a confié aux silences le soin de prolonger de petites phrases. Elle commençait à se frotter les paupières quand celle-ci est tombée :
— Deux enfants, voulez-vous ?
Des enfants ? Manuel n’y avait guère songé. Il ne niait pas la dette que, pour l’avoir reçue, tout vivant contracte avec la vie. Mais la donner, pour ceux qui ont consacré la leur à l’exaltation d’une autre vie, promise à tous, c’est une moindre urgence. Ils n’ont pas hâte de se reproduire, de contraindre des êtres à perpétuer un monde qu’ils condamnent. N’ayant pas été fils, mais plutôt frère dans la chaleur du nombre, Manuel pourtant se savait incomplet, se ressentait seul, en hésitant toutefois à décider si d’être privé de famille cela rend plus faible ou plus fort. La famille, seul endroit où le sang de chacun circule dans les autres ! Que Maria lui en fît… peut-être ! On verrait. Deux enfants, pourquoi pas ? Un pour chacun de ces jeunes seins pointant sous le corsage de Maria, qui précisait :
— Fille ou garçon, peu importe ! Mais plutôt qu’un appartement, une maison pour les mettre dedans…
— Je vous en prie, Maria ! a dit alors le « père ».
— Quoi donc, Manuel ?
— Ne brûlons pas la première étape.
Double sourire : évidemment les enfants, ça se met d’abord dans une mère. Maria a soutenu le regard luisant de Manuel. Avant de murmurer :
— Il est tard, Manuel. Je vais me coucher.
Elle dort en bas, dans la chambre d’ami, devenue chambre de bonne : c’est sa place, il faut que tout soit plausible ; et c’est tout de même moins gênant pour elle que le réduit.
Elle dort, seule, tandis qu’en haut Manuel veille et se tourne et se retourne, comme lorsqu’elle était près de lui sur le matelas pneumatique parallèle au sien, tentante et respectée. Il n’aurait sans doute pas dû appuyer devant elle sur le bouton électrique de l’escalier. Il aurait dû la suivre…
Il aurait dû. Il n’a pas osé. Sa gaucherie, il en est bien conscient, c’est celle d’un orphelin encaserné à l’Assistance, au régiment, à Normale, puis au milieu de ses propres élèves, de ses camarades, de ses collègues ; c’est celle d’un homme de trente-sept ans qui n’a du sexe opposé que des souvenirs éparpillés en des chambres d’hôtel. L’espèce jeune fille lui est parfaitement inconnue. Même insigne, un homme sur ce chapitre peut être insignifiant.
Manuel se relève, va brosser d’un sourcil les bords de l’œilleton. La nuit est du noir sale des vieux papiers carbone et, comme eux, toute piquetée. Ne brillent vraiment que les plus grosses étoiles et, notamment, Canopus, en plein sud. On distingue à peine, au-dessous, ce point rougeâtre qui n’a sans doute pas de nom sur les cartes du ciel et que, petite fille, Maria avait adopté en l’honorant du nom de sa mère défunte : Emis.
— Elle vous regarde ! a dit Maria, un soir.
Mièvrerie ? C’est vite dit. Au début il s’en agaçait fort. Il a changé d’avis. Il aurait plutôt besoin maintenant de ces petites fraîcheurs. Il pourrait répondre oui à la question que lui posait Maria en sortant de l’hôpital :
— Êtes-vous capable d’oublier le sénateur ? Pour moi, c’est important.
Ce jour-là, elle portait une robe grise avec une ceinture, un col et des poignets grenat. Appuyée sur deux cannes, elle poussait devant elle son gros pied plâtré couvert de graffitis bleus, noirs, verts ou rouges : les signatures de ses amies. Elle venait de dire tout à trac, parce que Manuel regardait ses cheveux :
— Eh oui, je suis rousse, ma mère était irlandaise ! Ça explique aussi le reste…
Ni son père ni sa belle-mère n’étaient venus la chercher et ceci expliquait encore quelque chose. Mais lui, Manuel, était là, séchant froidement pour elle une séance du Sénat et il savait déjà qu’il n’entamait pas une simple aventure ; et elle le savait si bien, elle aussi, que cinq minutes plus tard, dans la voiture même dont la roue lui était passée sur la cheville et qui la ramenait à son studio, elle allait avouer, avec cette voix pointue dont elle use pour le trait :
— Il faut vous rendre compte, Manuel, de ce qui nous arrive : nous n’avons rien de commun, sauf l’envie de le vivre ensemble.
Rien de commun ? C’était à voir. Une jeunesse tronquée, une revanche à prendre, l’appétit d’autrui, le respect de ses moyens associé à un certain mépris de ses intérêts, ce ne sont pas de négligeables affinités. Même caractère, même gabarit : ainsi s’accrochent les êtres et les wagons, sans souci de ce qu’ils transportent, mais seulement de ce qui les entraîne dans la passion comme dans le mouvement.
Un mouvement, oui : c’est bien à quoi ils ont tous deux, d’abord, essayé de résister. La loyauté de Maria peut friser l’insolence. Plus disponible, en principe, elle a toujours été rare. Elle ne relançait pas. Elle se laissait rejoindre, heureuse, rieuse, mais sans pitié :
— Enfin, Manuel, vous êtes socialiste et athée. Moi, je suis croyante et pas du bout des lèvres, sachez-le : un vrai poisson dans l’eau bénite.
Manuel revient vers son matelas, s’y recouche. Aimer un être en estimant que ce qui le fait vivre est une infirmité, il ne l’aurait pas cru possible. Surtout à ce moment-là ! Dans l’assaut — encore légal — que subissaient les siens, l’église, l’église de Maria, longtemps réticente, venait de prendre parti : contre eux. Auprès de Maria, par moments, il se faisait l’effet d’un transfuge ; puis se prenait à espérer que le transfuge, ce serait elle ; qu’un jour, avec sa robe, elle dépouillerait ses convictions. Qui m’aime me suive ! Toute vérité le proclame et c’est la plus récente qui devrait l’emporter.
Manuel se retourne sur le flanc gauche, parce que sur le flanc droit, au bout de cinq minutes, renaît ce point de côté — sans doute un point de colite — qu’il néglige depuis des semaines. Pourquoi n’a-t-il pas rompu ? L’explication n’est pas claire ; et le plus stupéfiant sans doute est que ce soit au bidonville de San Juan, là même où sur son propre terrain elle lui faisait offense, que Maria ait gagné la partie. Elle avait encore ce jour-là sa robe grise à parements grenat. Après une réunion en plein air, Manuel s’en allait, escorté d’enfants guenilleux, pataugeant dans la boue parsemée de détritus ; et soudain elle est sortie d’une cahute, assemblage vingt fois recloué de tôle, de contre-plaqué, de carton, le tout honoré d’une fenêtre réduite à un carré de plastique et d’une porte faite d’un panneau publicitaire célébrant, à l’envers, les mérites de Matsushita Electric Industrial.
— Maria ! ont crié les enfants, l’entourant aussitôt d’une double couronne de loques et de sourires.
— Maria ! Qu’est-ce que vous faites ici ? a dit Manuel, d’une voix sourde, partagé entre l’estime et la colère.
Ce qu’elle faisait dans cette cabane dont elle sortait, un tablier replié sur le bras et l’insigne des Marthes épinglé près de l’épaule, ce qu’elle faisait dans ce bidonville dont tous les gosses paraissaient la connaître, c’était facile à deviner ; et ceci expliquait du même coup pourquoi, sans raison, sans même prétendre les réserver à sa famille, Maria lui refusait depuis deux mois certaines soirées de semaine et des dimanches entiers qu’il s’ingéniait pourtant de son côté à libérer pour elle. Qu’elle parût contrariée ne changeait rien à la chose. Secrète, elle secourait son prochain sous la bannière d’une œuvre dont la spécialité n’était point, hélas ! de lui enseigner ses droits. Mais Maria n’était pas du genre à rester court :