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— Excusez-moi, a-t-elle dit, si je ne suis pas allée vous entendre. Nous prospectons la même clientèle, mais moi je fais du porte à porte. J’ai là six enfants, dont la mère accouche d’un septième… Vous rentrez, je suppose ?

Elle lui a pris le bras et c’est seulement plus loin, quand ils ont été seuls, qu’il a osé contre-attaquer :

— Si je comprends bien, vous faites ici, bénévolement, ce que vous avez refusé de faire chez vos parents.

— N’est bénévole que ce qui est volontaire, a dit Maria.

Et pesant sur son coude pour ralentir sa marche, un peu trop saccadée :

— Je vous en prie, ne me faites pas de discours. Vous allez me dire qu’on n’assure pas la justice en pratiquant, au coup par coup, la charité. Je fais de l’aide sociale. Et alors ? C’est un vice ?

— Non, a dit Manuel, un petit nombre de chrétiens se sont aperçus que travailler pour leur ciel, c’était bien égoïste et qu’il fallait peut-être sur cette terre non pas seulement secourir son prochain, mais refuser l’enfer des autres. Malheureusement vous ne savez pas que les démons sont des hommes d’une certaine espèce…

— Bref, a repris Maria, c’est la motivation qui vous hérisse, parce que ce n’est pas la vôtre… En ce moment, vous vous sentez séparé de moi et vous le supportez mal.

— C’est vrai, a reconnu Manuel. Si vous étiez ma femme, je le supporterais mieux.

*

Il croyait s’être recouché ; il est debout près de la trappe, hésitant à appuyer sur le bouton. Le ronronnement du moteur ne fait guère plus de bruit que celui d’un frigo, mais il ne faut pas que Maria se réveille trop tôt. La claustration, la déchéance, l’incertitude, le danger qui peut maintenant le séparer d’elle bien plus radicalement qu’une foi différente, cela aussi il le supporterait mieux si…

N’a-t-elle pas accepté d’avance ? Pour nous, ce sera quand vous voudrez, Manuel… Il est vrai que la phrase était écrite en travers du carton d’invitation au mariage de sa sœur. Mais si un padre est nécessaire, autant envoyer tout de suite un nouveau carton à la Junte ! Où la mort rôde, l’amour peut-il attendre ? Que Maria en décide ! Il n’y a qu’à presser sur ce bouton. L’escalier n’a que douze marches et dans le couloir, à gauche, il suffit de huit pas. Il poussera la porte. Il dira…

Déclic. Le moteur ronronne. Pourtant Manuel peut le jurer : il n’a pas avancé la main. Il l’a laissée dans la poche de son pyjama : un pyjama d’Olivier, trop grand pour lui, retourné aux poignets comme aux chevilles.

Le moteur ronronne, la trappe s’abaisse et par l’ouverture qui s’agrandit pénètre une lumière discrète, bleutée, qui n’est pas celle du plafonnier, mais celle de l’applique située au fond du couloir, là où il fait un coude vers la salle de bains. Il faut vingt secondes pour que l’escalier se déploie. D’abord apparaît un tableau cubiste : deux cloisons fuyant vers une troisième en étirant des triangles d’ombre. Puis le tableau devient surréaliste : une tête pénètre dans le cadre, suivie par deux épaules et une interminable chemise de nuit brodée d’un S à hauteur de sein et descendant tout droit jusqu’à cette rangée de dix orteils ongulés d’onyx pâle, au ras desquels vient se mettre en place la dernière marche. D’ordinaire quand l’escalier touche, il y a dans la mécanique, jusqu’alors silencieuse, une pièce de métal qui se met à frémir. Ponctuelle, la pièce de métal frémit.

— Vous descendiez ? dit Maria.

— Vous montiez ? dit Manuel.

*

Toute la nuit l’escalier va rester béant ; et ce ne sera pas une précaution en cas d’alerte, mais un oubli.

Manuel a rejoint Maria, il l’a prise dans ses bras ; il l’emporte vers la chambre d’ami. S’il flageole un peu, ce n’est pas qu’elle soit lourde, c’est qu’il a le trac, qu’il se souvient de la « Marthe » aux édifiants travaux. La naïveté n’est pas toujours là où on l’attendrait : en fait de simplicité Maria peut lui en remontrer. Elle n’a jamais été la fille des consentements partiels, des jeux de main, du dépeçage de linge au bout de quoi les ingénues éventuellement succombent. Mais le refus de l’occasion exalte la décision. Au pied du lit elle se redresse, elle remue de rondes épaules sous les brides minces retenant la grande cloche de linon qui l’entoure. Elle murmure :

— Frère Laurent n’est pas au rendez-vous… Tant pis ! nous nous passerons de lui. Ce que je vous offre, je ne peux pas plus longtemps me le refuser.

Si le ton n’est pas solennel, la comparaison véronaise — qu’elle utilise pour la seconde fois — et l’alliance de sa sœur toujours fichée à son doigt suggèrent que pour elle il s’agit tout de même bien d’une nuit sacramentelle. Mais aussitôt, d’un geste vif la passant par-dessus sa tête, elle dépouille cette longue chemise qui tombe, précédant le pyjama de Manuel dont elle dénoue elle-même le cordon. Une fille nue, encore debout, considère un garçon nu, encore debout. Ils s’étonnent, souriants : lui de la trouver si chair et si statue, elle de découvrir cet animal velu tout ficelé de muscles. L’innocence les gagne, ils sont à peine gênés : lui d’être déjà vigoureusement armé, elle d’abandonner le rempart et de crier en somme au soldat : Ville ouverte ! Ils sont tout de même à court de mots, à court de gestes et c’est encore Maria qui s’allonge la première. Les voici côte à côte. Les voilà face à face. Adam et Ève, une fois de plus, font ce qu’il faut. Un tu tout neuf fleurit dans la bouche de Maria :

— Tu me fais mal.

Elle ne le répétera pas. On se trompe sur le feu que gardent les vestales : ce peut être le leur. Presque aussitôt la grâce s’empare de Maria ; elle commence à tanguer d’une tempe à l’autre, à user du privilège — plutôt rare — des filles immédiatement douées pour le plaisir ; et de pauses en reprises l’atteignant davantage, elle chante sa partie dans le choral à deux souffles au point de s’en ébahir :

— Eh bien ! dit-elle enfin.

Si toute femme la vit, à son heure, la maja desnuda est rarement parfaite et, reprenant haleine, Manuel parcourt encore des yeux ce corps embroussaillé de roux, aux attaches un peu fortes, à la peau piquetée de son, mais tendue sur une jeunesse sans plis, sans bourrelets, sans souvenirs. Son regard remonte vers un visage où luisent des prunelles vertes et des lèvres humides, entrouvertes sur de petites dents très blanches et très serrées. Un soleil de cheveux s’étale, se disperse, rayonne sur l’oreiller, semble éclairer la pièce. C’est une autre chaleur qui maintenant, tous deux, les envahit : celle de la tendresse.

XIV

Comme chaque matin, Olivier s’était levé tôt pour aller tremper du fil aux premières lueurs de l’aube. Il en revenait, bredouille, mais affamé. Rien ne bougeait encore dans le chalet. Débarrassé de sa canne à lancer, de son épuisette qui n’avait pas eu l’occasion de toucher l’eau, il s’était accoudé à la balustrade de la galerie, faite de troncs simplement écorcés.

— Selma ! fit-il à mi-voix.

La porte-fenêtre donnant sur la terrasse était à moitié ouverte, mais seul s’y agitait un bout de rideau à franges. Dommage ! La nature a parfois de l’humour. Olivier regrettait de ne pas avoir emporté d’appareil. Jadis un Christ en pleurs, vaguement dessiné par les nuées d’un orage dans le ciel de Corée, fit la fortune d’un photographe dont les journaux américains se disputèrent le cliché. Aujourd’hui, en face de lui, se levait un gros disque rouge, occulté plein centre par un petit nuage en forme de barre, parfaitement blanc. Le tout reposant sur la pointe d’un cyprès, figurait un superbe panneau de sens interdit ! Le soleil et la Junte étaient d’accord pour barrer la direction de l’est.