Dans l’ombre de ce réduit où règne une odeur indéfinissable, Manuel écoute la respiration de Maria qui dort, tout habillée, assommée par les barbituriques. Rien d’autre dans le silence depuis qu’ont cessé les bruits d’eau, furtifs et tardifs, de leurs hôtes. Rien d’autre, sauf des craquements infimes et, sur une note, quelque chose de plus mince, de plus étouffé qu’un chicotement de souris. Manuel, pour s’abstraire d’insolubles problèmes, s’attarde à celui-là et finit par comprendre. L’odeur ! Crotte et plume mêlées, c’est une odeur d’oiseau. La période des nids est terminée, mais les moineaux, pépiant menu dans leur sommeil, tiédissent sous les solives au duvet des reposoirs.
Manuel serre les dents. Ils s’envoleront demain, les moineaux, ou bien ils grifferont joyeusement les gouttières où les mâles à tête noire grimperont sur de rousses femelles. Paix aux oiseaux, malheur aux hommes ! Combien d’amis se sont comme lui cachés où ils ont pu ? Combien d’autres, cahotés sur les plateaux des ramasseurs, ont depuis deux jours été déversés dans les fosses communes, comme Jorge et Carmen pour leur nuit de noces ? Manuel n’y coupera pas : une fois encore la scène du massacre repasse devant ses yeux…
Alerte et bien graissée, roulant sur ses bons gros pneus, l’AML a ouvert le feu : en six rafales, en six secondes, fumant à peine, oscillant de gauche à droite, de droite à gauche, les tubes d’acier ont fauché le cortège. Arturo, prêt à crier vivat, Arturo qui levait le bras en signe d’amitié, qui n’a pas pensé à lever les deux, qui les aurait sans doute levés en vain, car lever les deux bras signifie qu’on se rend, donc qu’on se reconnaît coupable et dans la férocité de l’action un engin léger, nettoyeur de rues, n’a ni le temps ni les moyens de s’encombrer de prisonniers… Arturo est tombé le premier, en équerre, la colonne vertébrale cassée. José, que les Pacheco surnommaient José Coquelicot, s’est affaissé sur les genoux, puis sur le nez, comme Alfonso, comme tous les autres, criblés de balles dans le dos, et c’est seulement au dernier instant que de cette masse compacte, s’abattant dans un seul sens avec la rapidité d’un jeu de cartes mis à plat par une chiquenaude, s’est dégagée une forme blanche couronnée de fleurs d’oranger et qui, déjà, basculait pour s’étaler, inerte, dans un bouillonnement de tulle.
— Ay, Jésus ! Que lástima ! a hurlé toute la rue, pourtant bâillonnée de volets.
L’engin, stoppant net, a eu comme un sursaut. Puis il est reparti doucement, il s’est arrêté à un mètre des corps si bien hachés qu’il n’en sortait pas le moindre gémissement. Le capot s’est ouvert, laissant passer jusqu’à hauteur de ceinture une jeune recrue, métis aux fortes pommettes, aux cheveux presque ras, qui s’est mis à vomir sur le blindage avant qu’un ordre rauque ne le rappelle dans l’habitacle. Capot rabattu, l’engin est resté immobile durant deux minutes, comme si l’équipage guettait les réactions des riverains ou s’interrogeait sur les conséquences de sa méprise ou, plus simplement, rendait compte par radio. Puis les pneus se sont mis à tourner à l’envers. N’osant pas rouler sur le charnier d’où le sang, par filets, commençait à ruisseler vers les caniveaux, l’AML a reculé ; elle a cherché, elle a trouvé une brèche dans la file des voitures ; elle a contourné l’obstacle en passant sur le trottoir.
C’est alors que Maria s’est échappée, courant vers ses morts. Elle ne criait pas. Elle avait seulement le visage figé, les yeux exorbités, comme un spectateur qui sort d’un film d’épouvante. Arrivée sur place, elle a tourné trois fois sur elle-même, hébétée, cherchant du regard ces témoins invisibles, terrifiés, collés aux interstices des persiennes. Puis elle a considéré son père qui gisait sur le dos les bras en croix, sa belle-mère affalée sur le ventre et les deux filles de Mireya emmêlées l’une dans l’autre et dont les cheveux noirs glissaient toujours sur des robes roses largement ocellées de pourpre. Elle ne s’est pas agenouillée. Elle s’est seulement signée. Puis comme Manuel la rejoignait, elle a balbutié à cet homme qui n’est même pas vraiment son fiancé :
— Je n’ai plus que vous.
Et peu après, d’une voix plus ferme, mais glacée :
— Ne vous inquiétez pas : il n’y a pas de blessés.
En effet, il n’y avait pas de blessés sauf la mariée, à vrai dire agonisante, dont la main fraîchement baguée raclait encore le sol de ses ongles laqués. Quand la main s’est immobilisée, Maria, penchée sur sa demi-sœur, enfant gâtée du second lit, lui a retiré son alliance qu’elle a mise à son doigt en murmurant :
— Vous vous rappelez les derniers mots de la bénédiction nuptiale ? Et donne-leur à tous deux, Père très saint, la joie de parvenir un jour dans Ton royaume ! Vous voyez, Manuel : ils ont été très vite exaucés.
Assis sur l’étroit matelas pneumatique contigu à celui de la dormeuse, Manuel se palpe machinalement le ventre sans trouver l’origine d’un faible point de côté. Ce ton étrange, confirmé par une démarche de somnambule, Maria ne s’en est pas encore départie. C’est en état de choc, avec une incroyable indifférence envers les usages comme envers le danger, qu’elle s’est lancée dans une quête acharnée, répétant :
— Je n’ai plus que vous. Il faut d’abord que je vous mette en sûreté.
En sûreté ?… Mais où, dans une ville quadrillée par les soldats encerclant d’inapprochables îlots de résistance ? Il n’était pas question de rallier qui que ce soit, où que ce soit, de se faire tuer inutilement. Il n’était plus question d’aller se terrer dans un appartement de fonction immanquablement devenu souricière, ni de franchir les barrages interdisant l’accès de la province. Le studio de Maria, petite secrétaire sans nom, sans activité partisane, pouvait offrir un havre provisoire. Mais au bout d’une demi-heure de marche en zigzag à travers des arbres tronçonnés, des cadavres à tête auréolée par de rondes flaques rouges, des morceaux de bitume fendus, des trous de bombes d’où jaillissaient les flammes verdâtres des conduites de gaz crevées, l’immeuble de Maria, flanquant celui d’un syndicat, s’est révélé cerné par les carabiniers jouant au casse-pipe sur tout ce qui bougeait derrière les carreaux.
— Quittez-moi, voyons ! a dit Manuel. De toute façon je n’irai pas loin. Et je n’ai pas le droit de vous…
— Notre seule chance, c’est une ambassade ! a dit Maria, rebroussant chemin.
Quelle ambassade ? À quelle adresse ? On peut être familier d’une capitale sans s’être jamais préoccupé de ce détail. Ah, comme un homme devient vite un petit garçon perdu ! Comme le courage politique est différent du courage physique ! Comme il devenait pitoyable, ce dirigeant habitué à remettre ses pas dans ses pas, à répéter des discours, à prévoir des horaires et pris au dépourvu par l’urgence de survivre ! Une ambassade, oui. Mais ces édifices, où flottent des pavillons qui semblent vouloir épuiser les combinaisons de couleurs, sont pour la plupart rassemblés vers le centre : ce centre sur qui l’assaillant portait son principal effort, où grouillait la troupe en train d’investir les derniers bastions des défenseurs du régime. Et comment, au surplus, ne pas mettre en doute la sympathie de certaines légations, comment ne pas craindre que, devant les autres, n’ait déjà été mis en place un cordon policier ?