— Manuel ! a dit Maria.
Non, le hasard ne se lasse pas toujours. Dernier sorti, voici le grand brun de tout à l’heure qui s’approche à grandes enjambées. Tranquille, mais lorgnant les villas, il avance en balançant les bras. Il s’arrête, il feint l’étonnement :
— Mes bons amis, si je m’attendais à vous trouver là !
Il tend la main, il ajoute très bas :
— Vite, suivez-moi, nous n’avons pas une minute à perdre.
Lui aussi va longer l’enceinte en prenant grand soin de masquer Manuel ; il parle d’abondance, il dit n’importe quoi ; il confie aux échos son regret de n’avoir pu trouver un quatrième au bridge ; il propose un petit whisky ou, mieux, un coup-de-balai, le cocktail qui fait fureur dans la bonne société ; il pivote, il tourne à angle droit et, Manuel dans son dos, il traverse la rue comme un gué ; il pique droit sur une maison basse en forme de L posée sur un gazon où s’arme la férocité bonasse d’un yucca. Premier tour de clef : il ouvre la grille. Il suit une file de dalles, il grimpe trois marches. Second tour de clef : il ouvre la porte. Il s’efface devant Manuel et Maria qui se retrouvent effondrés sur les fauteuils-sacs d’une salle commune meublée avec la sommaire élégance qu’impose aux gens de la Carrière la brièveté de leurs affectations ; et le voilà enfin qui s’incline, qui s’explique :
— Excusez-moi, monsieur le Sénateur. Je me présente : Olivier Legarneau, attaché culturel. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien vous. Mais je me demandais si vous aviez compris mon geste. Le jardin de l’ambassade communique avec le parc, et les carabiniers, bien sûr, le savent. Seule solution : traverser avant eux, pour vous rejoindre. Vous ne pouvez plus vous réfugier à l’ambassade, d’ailleurs bondée. On verra plus tard. En attendant, comme par bonheur pour vous j’habite ici, faites-moi la grâce d’en profiter.
Un murmure lui répond : Comment vous remercier ? C’est peu pour reconnaître la générosité d’un homme à qui l’on doit la liberté et, peut-être, la vie ; mais au terme d’une errance au dénouement inespéré, Manuel n’a plus de voix, plus de ressort. Maria non plus, du reste : ayant atteint son but elle craque, elle pleure silencieusement. Olivier a glissé vers la fenêtre, écarté le rideau : le léger sifflement qui passe entre ses dents n’a rien de rassurant.
— Bigre ! dit-il. Ils ne se contentent pas de fermer le parc, ils disposent des sentinelles tout autour. En voilà une qui se visse sur le trottoir juste en face de nous. Il faudra faire très attention. Nous ne sommes pas couverts, ici, par le privilège de l’extra-territorialité : une perquisition n’est pas exclue.
Saturés d’inquiétude, recrus de fatigue, Manuel et Maria réagissent à peine. Ils en sont arrivés au point où un abri, même précaire, permet au moins de reprendre souffle, de reprendre espoir. Maria — qui, après tout, n’est pas en cause — se trouve désormais coincée. Mais ne sait-elle pas que, si elle réussissait à partir, tout retour lui serait interdit ? Et Manuel, qui ne l’ignore pas davantage, avouerait-il qu’au regret de l’avoir entraînée dans l’aventure se mêle autant de consolation ?
— De toute façon, continue Olivier, les voisins, les visiteurs, la femme de ménage, mon petit garçon ne doivent pas soupçonner votre présence. Cette maison est entièrement de plain-pied et n’a qu’un faux grenier où un précédent locataire avait installé, contre le pignon, un petit laboratoire de photo. On y accède par un escalier électrique escamotable. Vous tiendrez à peine debout, vous y serez très mal à l’aise, mais nous n’avons pas le choix.
Au-dehors les talons d’une escouade sonnent sur le macadam. Un cri de femme brutalisée, une bordée de jurons ne laissent aucun doute :
— Ils ont fait des prisonniers dans le parc, dit Olivier.
Et sans transition :
— La seule personne à mettre au courant, ce sera ma femme, Selma, qui travaille avec moi à l’ambassade… Mais ne l’attendons pas : montons !
Maria vient de se retourner en poussant un gémissement sourd : elle ne sera pas de sitôt libérée de ses cauchemars. Encore est-ce un moindre mal : au début, faute de veiller ses morts, elle voulait veiller son deuil. Il a fallu la supplier, lui tendre les comprimés, le verre, la faire boire, la faire avaler, l’apaiser en lui tenant la main jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse, parcourue de soubresauts et la respiration coupée de minute en minute par ces reniflements saccadés qui, chez les enfants, prolongent les sanglots. C’est avant de sombrer tout à fait qu’elle a dit, tout à trac :
— Vous savez, Manuel, j’étais loin d’être d’accord avec vous. Vos amis ont commis bien des fautes. Mais vos ennemis sont si abominables qu’au moins, maintenant, je sais avec qui je suis.
Le tube de gardénal fait une bosse dans la poche du gilet de Manuel : sans doute devrait-il aussi en user. Mais sait-on ce qui peut advenir ? S’il est vrai que la trappe du couloir, nantie de son escalier pliant, est peu décelable, que vaudrait cette cache en cas de fouille poussée ? Comme la sentinelle, qui dans la fraîcheur nocturne bat de la semelle, en face, Manuel se sent de garde…
De garde inutile en vérité : en cas d’irruption que pourrait-il faire ? N’est-il pas plutôt de faction contre lui-même, rachetant ce fuyard humilié qui errait dans la ville, qui n’a pas eu la force de refuser le dévouement d’une fille aujourd’hui condamnée à partager son sort ? S’il est vivant, c’est grâce à elle : parce qu’elle l’a traîné jusqu’ici. Je n’ai plus que vous, Manuel. La réciproque est vraie, il peut répondre : je n’ai plus que vous, Maria. Seul, il se serait probablement rendu. Seul, il eût sans doute préféré faire partie des victimes. Pour qui sert une cause, le choix de lui survivre, même s’il est raisonnable, n’est certes pas glorieux. Manuel l’éprouve et cette gêne en rejoint d’autres… Qui vous aime vous détourne souvent de votre rôle : il l’a craint longtemps. Qui vous sauve acquiert des droits sur vous : comment y résister ? Et comment résister à l’envahissement des images : celle de Maria renfilant l’alliance de sa sœur, celle de Maria baissant les yeux au moment de gagner ce réduit, sans faire remarquer que Manuel n’était pas son mari, qu’il n’était pas son amant, qu’elle et lui allaient devoir durant des heures, durant des jours, souffles et chaleurs mêlés, s’allonger côte à côte…
Sur trois notes aiguës sonnent trois heures au couvent voisin ; puis sur trois notes graves l’église voisine les répète, assourdies. Les paupières de Manuel sont devenues plus lourdes. C’est le militant qui, en lui, veillera le dernier, enfoncé dans un état crépusculaire où sa conscience devient simplette et lui rabâche des envolées d’estrade : Nous ne voulions que le bonheur du peuple, nous ne méritions pas tant de haine. Une voix mince reprend : Vous avez commis bien des fautes. Le militant riposte : Les fautes des uns ont-elles jamais légitimé les crimes des autres ? Mais la question restera sans réponse. L’aphasie envahit l’orateur. L’angoisse du lendemain, le souci lancinant de son innocence, le pas de la sentinelle, l’odeur d’oiseau peu à peu s’atténuent, s’effacent : Manuel dort enfin, sans savoir que sa main droite a rejoint la main gauche de Maria.