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Dans le quotidien, nul n’est constamment à la hauteur de ses intentions. On a beau être sur le qui-vive, un ballet d’apparitions et de disparitions, dont aucune ne doit être ratée, ne se règle pas aisément. La connaissance des lieux, la maîtrise des horaires, le remplacement de l’œil par l’oreille dressée à l’appréciation des bruits et des voix ne s’acquièrent pas en un jour. Un détail oublié prend l’aspect d’une imprudence et provoque de petites remarques, de légères frictions et, surtout, une tension nerveuse, une inquiétude d’autrui qui peut devenir une fatigue d’autrui.

Cependant, la plus sérieuse, la plus immédiate aventure, pour Manuel, s’appelait Maria et, pour Maria, elle s’appelait Manuel. Une chose est de se rencontrer de temps à autre, aiguisés par l’attente, pour un moment privilégié choisi parmi ces heures, ces jours où ne sont « ouvrables » que les bras et qu’exalte déjà, avec celle des retrouvailles, la petite féerie du férié ; une autre est de se retrouver en l’espace d’une heure déracinés de tout et jetés dans une vie ou plutôt une survie commune, précaire, réduite d’ailleurs à la seule communauté des sentiments, en l’absence de tout ce qui assure d’ordinaire l’insertion, la subsistance, l’enchantement et la pérennité d’un couple, y compris — puisqu’il était toujours blanc — le lien le plus puissant de tous, celui de la possession. Le tragique, certes, est un extraordinaire adjuvant de l’amour et, dans le deuil même, il apporte une sorte d’analgésique. Mais il retombe vite et, pour peu que s’allonge une relégation, les belles angoisses s’enlisent dans les petits soucis, les besoins, les peurs, les récriminations. Ce mutin le savait qui, abordant son île, criait à ses comparses :

— Vous voilà sauvés, mais attention ! vous ne l’êtes pas de vous-mêmes.

Époux sans l’être, contraints au face à face, Manuel et Maria connaissaient d’abord cette gêne banale, un peu bête des campings mixtes où filles et garçons se contorsionnent pour se déshabiller dans l’ombre. Mince épreuve, à la vérité. Les jeunes ménages savent bien que la vraie plaie de l’intimité, c’est la brusque découverte des défauts, des manques, des tics, des faiblesses du conjoint (mais ils ont, eux, la ressource d’envelopper ça dans la peau triomphante où frémit la jeunesse du plaisir).

Que faire à deux, à longueur de journée, dans ce refuge, sinon se regarder, s’écouter, se surprendre ? À ce jeu-là Maria risquait moins que Manuel, bien qu’elle crût le contraire. Se dire : « Pour cet homme important qui a tout perdu, je suis une maigre consolation », se dire : « Avec un petit bac, un poste de secrétaire chez Gallego import-export, comment puis-je l’intéresser ? », c’était oublier que si les femmes se prennent par les oreilles, les hommes se prennent par les yeux et qu’ils ne détestent pas les bouches closes, par le baiser comme par l’admiration. Mais l’humilité chez Maria ne laissait pas reculer d’un pouce ses convictions ; son silence se rassemblait longuement sur des remarques, parfois pointues ; et dans les choses pratiques elle décidait avec une assurance conjugale, agaçante pour un célibataire habitué à son autonomie :

— Manuel, attention, vous passez devant la fenêtre… Manuel ne sifflotez pas, ça peut s’entendre d’en bas.

Dévouement féminin, toujours envahissant, toujours un peu gâché dans la pratique par ses aspects tatillons. Manuel toutefois n’oubliait pas que ce dévouement venait aussi d’être héroïque ; et Manuel, lui, n’estimait pas l’avoir été. Humble, non, ce n’était pas son genre, mais contrit, il s’en voulait, et il souffrait encore bien davantage d’une effrayante diminutio capitis. Il n’était plus rien. Rien qu’un fugitif sans ressources, sans domicile, sans métier. Rien qu’un homme de trente-sept ans dont la situation ne rachetait plus sa différence d’âge avec une fille de vingt-deux ans à qui désormais il ne pouvait offrir que l’exil, la gêne et la médiocrité. Ce genre de regrets rend agressif et, dans la tradition masculine, s’épanche sans ménagement, transmuté en aigres considérations sur la méchanceté de l’univers. Que Manuel fût un grand blessé — comme elle-même —, qu’il ne pût être son infirmier comme elle était son infirmière, Maria le savait. Qu’il eût une foule de petits travers, que malgré la consigne il ne se retînt pas de fumer, qu’il ronflât, qu’il fût gourmand, qu’il sifflotât en réfléchissant, peu importait : les petits travers, ça rend simple et vivant.

Le plus difficile à supporter, chez lui, c’était son manque d’humour ; c’était surtout son côté docte d’ancien prof et son côté doctrinaire de tribun privé de public. Foi pour foi, Maria honorait la sienne : chaude et gratuite et dont à tout moment il risquait de devenir un martyr. Il pouvait être longuement intéressant, puis assommant, surtout quand il débitait des morceaux de bravoure, quand il les essayait sur elle, pour s’entendre, bien plus que pour être entendu. Il ne cessait de ressasser sa déconvenue, d’étirer des analyses, de réviser le passé :

— Voyez-vous, Maria, nous étions minoritaires et nous aurions dû nous douter que vos amis… Enfin, je veux dire : nous aurions dû nous douter que la démocratie chrétienne allait rallier l’autre camp. Si c’était à refaire, je ne serais plus partisan d’assumer le pouvoir pour transformer une société en respectant une légalité dont ne se sont pas embarrassés les militaires.

Le plus souvent la suite lui rentrait dans la bouche, pour mitonner silencieusement dans sa tête. Puis ça ressortait un peu plus tard, sous la forme d’une autre tirade sans lien apparent avec la précédente : pure réflexion sonore poussée dehors par des réflexions muettes :

— En somme, Maria, nous donnons le spectacle d’un pays envahi par sa propre armée. Quelle leçon ! Si les soldats n’ont plus pour rôle de défendre les frontières, mais les privilèges d’un petit nombre, l’insurrection partout va devenir sainte…

Il lui arrivait d’ailleurs de s’arrêter, de murmurer : « Je vous rase ! » Mais il recommençait. Pour le ramener à elle, Maria devait le regarder d’une certaine façon. Il cédait assez vite à ce guet de la tendresse et, dans un sourire ambigu, son visage rajeunissait soudain, ressuscitait ce beau brun qui, du moins, n’affichait jamais ce visage grave, cette satisfaction dérisoire à quoi peu de notables échappent dès qu’ils assument une charge dans l’État.

*

Et le soir revenait, interrompant ce tête à tête, tout de même un peu étouffant. Le grattage libérateur, Maria l’attendait comme Manuel : il n’y a pas d’amour qui n’ait besoin de se mettre en récréation. Pourtant cette petite heure entre le potage et le dessert, Olivier l’employait — pour autant que l’ambassade ait reçu de vraies informations — à réviser les nouvelles farouchement orientées de la radio. Elles étaient désastreuses. Toute résistance semblait avoir cessé. Le pays retentissait de bottes, se transformait en annexe des casernes ou des prisons. Tous les partis avaient disparu. Le grand jeu des chancelleries, c’était de compter les morts, de se lancer des chiffres, variant du simple au décuple.

Olivier, prudent, ne faisait pas de commentaires, laissant ce soin au sénateur qui, bien sûr, s’indignait en sucrant son café. La tragédie aussi a ses temps forts et ses temps faibles. Mort possible, mais vivant, retiré du drame, honteux d’être un acteur devenu spectateur, Manuel finissait par baisser le nez dans son assiette. On parlait d’autre chose. Puis, tandis qu’Olivier, revenant à l’essentiel, parlait des craintes de Fidelia — dont le mari était compromis — ou faisait le point sur les tractations de l’ambassade en faveur des réfugiés, les femmes se levaient, glissaient vers la cuisine, plongeaient dans l’eau de vaisselle et dans les confidences.