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Gaston Leroux

Un Homme Dans La Nuit

Le Radical (Marseille) 20 mars-29 juin 1910

1911 – Arthème Fayard Le Livre Populaire n°75

PROLOGUE UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY

I

À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.

Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voyageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.

Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’années en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou les Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribus du Nebraska sortaient des «territoires réservés» pour prendre le train, c’était pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne songeaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terribles. Néanmoins, quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au «monstre de fer et de feu».

Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là, les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés de dormir. À peu près tous, hommes et femmes, avaient abandonné les «sleeping car» et leurs couchettes pour les «parlors» et pour les «smoking».

Mais les passerelles surtout et les terrasses s’encombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude, et l’on étouffait dans les wagons.

Les «passengers» étaient armés. Il y avait des revolvers à toutes les ceintures. À Omaha, les autorités avaient prévenu le chef de train qu’une attaque des Indiens avait eu lieu la nuit précédente et que, dans la lutte, trois voyageurs avaient disparu.

Quand on les mit au courant de l’incident, quelques étrangers qui traversaient l’Amérique en touristes jugèrent bon de séjourner à Omaha et «lâchèrent» le convoi.

Mais un Français continua sa route, prétendant que ces farceurs d’Américains voulaient lui «monter le coup» et que «ces histoires-là n’arrivaient que dans les romans de Jules Verne». Il avait lu le Tour du monde en quatre-vingts jours et ne redoutait pas le sort de Passe-Partout.

Tout le monde était donc sur ses gardes, cette nuit-là, sur l’Union Pacific railway.

Le mécanicien avait reçu l’ordre d’accélérer la marche et sa machine avait bientôt atteint une vitesse de vertige.

La locomotive, ombre monstrueuse, trapue, énorme, hennissant et crachant de la flamme, fuyait dans le noir, trouait la nuit.

D’une extrémité à l’autre du train, les boys distribuaient des boissons glacées. Les porters, ou garçons de couleur, se mettaient à la disposition des passengers, de leurs moindres fantaisies, en cet hôtel roulant et confortable qu’était déjà un train américain.

Le convoi avait d’abord remonté les bords de la rivière Platte, franchi les stations de Summit Siding, Papillion, Elkhorn, Diamonds, Frémont, Shell Creek (le ruisseau de coquillages); on approchait de Columbus. L’attaque avait eu lieu entre Columbus et Silver Creek (le ruisseau d’argent).

Dans le dining car, vaste salle à manger dont nos wagons-restaurants ne donnent aucune idée, luxueusement meublée de dressoirs chargés de vaisselle d’étain, trois personnages s’étaient attardés: deux hommes et une jeune fille, une jolie brune au regard bleu.

Les deux hommes buvaient du whisky arrosé d’eau tiède et parlaient d’affaires. La jeune fille n’écoutait pas, les yeux grands ouverts sur la nuit du dehors, qu’elle regardait fuir, à travers les glaces.

L’un des buveurs, de haute stature et de puissante corpulence, le visage fortement coloré, disait à son voisin, un jeune homme à la figure rase, au profil de «joli garçon», aux cheveux blonds plaqués sur le front en une mèche large, à la mode anglaise:

– Écoutez, Charley. Je ne vous ai point dit le but de notre voyage.

– Vous ne devez m’en entretenir qu’à Denver.

– Arriverons-nous à Denver?

– Qui vous fait douter?…

– Nous serons attaqués cette nuit.

– Peut-être. Et après?

– Il peut m’arriver un accident.

– Non.

– Vraiment?

– Il ne vous arrivera rien du tout. Vous avez la «chance». Du reste, sir Jonathan Smith n’a jamais douté de sa chance. Qu’avez-vous donc? Je ne reconnais plus le «roi de l’huile».

Sir Jonathan réfléchit profondément et dit:

– C’est vrai, je ne suis plus «moi-même». Pour la première fois de ma vie, j’ai peur.

Charley ricana:

– Ah! ah! le roi de l’huile a peur… Peur de quoi?

– Je ne sais pas, fit Jonathan.

– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vous que je vous le dise?

– Dites: je ne serai pas fâché de le savoir.

Charley vida son verre, appela le stewart qui rapporta du whisky et s’expliqua:

– C’est simple. Vous êtes heureux… trop heureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vous unir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous adorez et… qui vous aime.

Charley fixa attentivement la jeune fille qui semblait n’avoir pas entendu.

– Et qui vous aime… Cet événement tient plus de place dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit si rapidement à cette fortune colossale, la fortune du roi de l’huile… Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur… Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur… Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand de pétrole et de salaisons… s’est amolli «au souffle de l’amour», comme l’on dit dans les magazines de miss Mary… Ah! ah! vous êtes un sentimental. Charley ricana encore:

– Un sentimental, vous dis-je!

Sir Jonathan regarda Charley et dit:

– Ça n’est pas possible!…

Charley continua: